Laughing Stock - Talk Talk (1991)


1. "Myrrhman" – 5:33
2. "Ascension Day" – 6:00
3. "After The Flood" – 9:39
4. "Taphead" – 7:30
5. "New Grass" – 9:40
6. "Runeii" – 4:58

 

On parle ici d'un disque extraordinaire, fondateur de ce qui a été appelé le post-rock, et nettement supérieur à tous ses épigones. Qu'est-ce que le post-rock ? D'après le magazine anglais The Wire, créateur de ce néologisme, il s'agit d'un genre musical "utilisant des instrumentations rock pour un résultat qui s'éloigne du rock et où les guitares sont utilisées pour obtenir des timbres et textures sonores plutôt que des riffs". Pareille définition eût pu être employée pour qualifier la musique suggestive de Neu ! Mais les rythmes binaires demeurent omniprésents chez Neu ! Ici, le silence envahit tout... Laughing Stock est la création d'un esprit puissamment original, Mark Hollis, qui a autant à voir avec les recherches sur la musique contemporaine qu'avec le rock.

Cette référence à la musique contemporaine peut inquiéter. Il arrive que l’esprit d’innovation ne soit pas synonyme de plaisir d’écoute. Chez Talk Talk, rien de tel. Chaque sculptage du son est entrepris à des fins émotionnelles.

Curieux parcours que celui de Talk Talk. Jusqu'en 1986, le groupe produit des albums très commerciaux, voire avilis par les compromissions. Mais Mark Hollis ne supporte plus la célébrité ni les tournées. En 1986 sort Colour Of Spring, qui est inconciliable avec la logique des maisons de disques. Hormis le simple "Life's What You Make It", tous les titres sortent du champ de ce qui est connu et rentabilisable. Musique répétitive et hypnotique. En 1988, c'est l'heure de Spirit Of Eden. La fracture est cette fois-ci irréductible. Mark Hollis, inspiré par le jazz comme par Olvier Messiaen, a passé des heures et des heures en studio pour isoler quelques fragments qu'il assemble d'une façon étonnamment mélodieuse. Naturellement, la maison EMI regimbe, et Talk Talk passe chez Polydor.

Enfin, en 1991 paraît Laughing Stock. C'est un objet musical non identifié. Chaque seconde de cette musique a été pesée et sculptée. On est en présence d'un phénomène majeur : une publication qui fait date dans l'histoire artistique.

L'appelation post-rock apparaît alors assez justifiée. Mark Hollis se dit, significativement, influencé par Robert Johnson et par Ornette Coleman. Sa proximité avec les oeuvres de compositeurs comme Ravel ne doit pas faire oublier l'admiration qu'avait Hollis pour les cris primaux de Robert Johnson et d'autres pionniers.

Du buzz initial surgissent quelques accords bizarroïdes joués à la guitare et quelques souffles de vent. Et puis il y a la voix plaintive de Mark Hollis. "Myrrhman". C'est magnifique. Discrètement, la musique emprunte les harmonies du jazz.

Jazz ? Voilà justement le faîte de ce disque : "Ascension Day". On démarre avec les percussions qui constitueront à elles seules le mouvement trip-hop. Puis quelques guitares bruitistes, qui remuent terriblement. Et, inopinément, Mark Hollis chante. C'est un des points indépassables de la musique des nineties. Je puis assurer à tout lecteur que ce qui se passe dans "Ascension Day" arrive seulement quelques fois dans une décennie. Le propos est mystique, mais au fond ce n’est pas le plus important. Il y a surtout à l’œuvre une logique primitive, humaine, trop humaine.

"After The Flood", après l'insurpassable... La basse est marécageuse, insinuante. La voix, du coup, se réfugie dans les hauteurs. Un autre sommet. Signalons les grands oubliés de cette histoire : des claviers planants comme des Hammond.

Le quatrième morceau, "Taphead", débute par une voix guitaristique et par une guitare psalmodiée. Reverb. Il y a là quelques saxos hurlants comme des péniches arrivées au bout du voyage.

"New Grass" est considéré comme un des deux sommets de l'album avec "Ascension Day". La voix n'est plus que murmure.

Enfin, "Runeii", la chanson la plus courte de Laughing Stock... Je suis moi-même stupéfait que si peu de mots et si peu de notes grattées suffisent à constituer une chanson. Cet album est un travail réfléchi sur le silence autant que sur la matière musicale, Mark Hollis ayant voulu renouveler nos préjugés sur la durée en musique. Les premières notes, symboliquement, résonnent après seulement dix-huit secondes ; et les dernières résonances de Laughing Stock s’éteignent doucement, en une sorte de recueillement religieux, d’une façon qui pourrait évoquer certains morceaux de viole de gambe fixés sur disque par Jordi Saval.

Laughing Stock ? Plus qu'une écoute, une expérience. Mark Hollis, après avoir sorti en 1998 un album solo inclassable, une tentative de sons et de mi-mots, sans doute l’œuvre la plus intimiste jamais enregistrée, s'est réfugié dans le mutisme. Qu'il en sorte, qu'il en sorte ! 

              Damien Berdot
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