Ce skeud est dangereux ! Et là, je suis sérieux ; ce n'est pas une formule de style ni quelque accroche destinée à l'oeil du chaland... Il n'y a rien de plus malsain qu'une chanson comme "Frankie Teardrop". C'est fort, mais ce n'est pas à écouter en période de déprime...
Il faut dire que les deux membres de Suicide, Alan Vega et Martin Rev, ne plaisantaient pas. Les concerts de Suicide, dès le début, eurent une réputation atroce. Vega, armé de chaînes, empêchait les spectateurs de sortir après s'être frappé la tronche contre le micro... Le point culminant de cette apocalypse aura lieu un soir de juin 1978 à Bruxelles : concert arrêté après 23 minutes, Vega blessé... le tout enregistré pour les besoins du live 23 Minutes Over Brussels. Peu de temps auparavant, dans un concert antérieur, un spectateur avait déjà lancé une hache à la tête de Vega, tant étaient grandes la frayeur et la haine qu'il inspirait.
Pour trouver trace d'un vent de folie analogue, il faut se reporter aux concerts des Pistols. Signe que la musique de Suicide avait quelque chose de très spécial...
Difficile de faire plus minimaliste que cela : il y a juste un orgue pourri, un Farfisa, auquel Martin Rev a adjoint une boîte à rythmes, et par-dessus tout cela Vega roucoule, crâne, hurle... Aucune chanson de Suicide (le premier album, celui qui domine largement les autres) ne sort de ce schéma. C'est répétitif à l'extrême. Et pourtant... Quelle réussite !
C'est que nos deux cinglés n'étaient pas seulement deux provocateurs. C'étaient surtout deux mecs très réfléchis animés d'une véritable démarche artistique. Alan Vega, né à Brooklyn, était sculpteur et artiste à New-York quand il assista à un concert d'Iggy Pop. Le choc qu'il éprouva alors lui fit prendre conscience que l'art traditionnel "touchait à sa fin". Au cours de ses pérégrinations dans divers groupes d'allumés qui florissaient à l'envi dans les caves de la Grande Pomme, il trouva l'acolyte parfait : Martin Rev, musicien doté d'un important bagage classique et jazz, qui cherchait vainement comment dépasser l'indépassable (le free jazz, pour lui).
Au départ, la musique de Suicide est puissante et fait appel à la guitare, comme celle de leurs modèles les Stooges et le Velvet Underground. Puis leurs idées se précisent et aboutissent, vers 1972, à la formule que nous connaissons bien et que l'on peut entendre sur cet album : un chanteur seul et un claviériste. Cette formule aurait-elle été inspirée par la musique de Silver Apples, duo new-yorkais devenu culte ? Si tel était le cas, Suicide aurait alors nettement approfondi la recette initiale. Les sons synthétiques de Silver Apples ont en effet très mal vieilli ; leur musique n'a pas du tout la même simplicité ni la même efficacité que celle de Suicide. Il est possible aussi que des groupes de krautrock comme Neu! aient exercé quelque influence...
Suicide pouvait aussi compter sur un atout unique : le style de chant d'Alan Vega. Celui-ci chante tout simplement comme un crooner. Comme un crooner mâtiné d'Elvis Presley... Il faut dire que sa mère était férue des voix des crooners... Vega en fera quelque chose de complètement fou. Pascal Comelade dira d'ailleurs de lui qu'il est le plus grand des crooners.
Pendant plusieurs années, Vega et Rev auront l'occasion de peaufiner leurs chansons, puisque nul ne voudra les fréquenter. Personnages trop dangereux... Les chansons, à l'origine encore plus dénudées (puisque Vega ne faisait que répéter à l'aburde le titre de chaque chanson), s'incarneront et deviendront terriblement expressionnistes...
"Ghost Rider" est une chanson de motards. Une chanson qui semble mettre en garde contre les dangers de la moto (!) puisque Vega y répète que "l'Amérique tue sa jeunesse". Cette chanson inaugurale montre à quel point la formule de Suicide était au point. Vega, ici, réalise une prestation stupéfiante. Cet homme parviendrait à donner vie à toute une galerie de personnages en chantant a capella... Et Rev est tellement brillant qu'il réussit à suggérer le monde de la route dès les premières notes de son riff d'orgue.
Sur "Rocket U.S.A", sur "Cheree", etc., le son est moite, inquiétant... Les crescendos, discrets, subtils, agissent sur les nerfs de l'auditeur...
Après "Johnny", une chanson au riff purement rockabilly, l'orgue se fait de plus en plus désincarné au point d'être presque inexistant au début de "Frankie Teardrop", le morceau de résistance de l'album. C'est l'histoire d'un vétéran du Vietnam qui finit par se suicider. Vega vocifère comme un porc qu'on égorge : "Frankie's dead", il bégaie, avec des tonnes d'effets sur sa voix... Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, il faut connaître cette chanson. Même Bruce Springsteen, venant pourtant d'horizons bien différents, a clamé son admiration, allant jusqu'à essayer de reprendre "Frankie Teardrop" dans sa tournée 2005.
Suicide en résumé ? C'est un groupe qui a tourné avec les punks du CBGB et les punks anglais (d'ailleurs, dès 1972, Suicide interprétait une chanson intitulée "A Punk Music Mass"). C'est un groupe dont le claviériste avait repris le meilleur des premières expérimentations électroniques pour créer un background obsessionnel d'autant plus inquiétant qu'il était feutré et contenu. C'est un groupe dont le chanteur est le meilleur du monde. C’est un groupe qui a considérablement influencé la new wave anglaise. C'est répétitif ? Tant mieux. Les grands artistes sont souvent monomaniaques. Ils ne font que développer un ou deux idées lancinantes.
|
|