Strange Days - Doors (The) (1967)


1. "Strange Days" – 3:11
2. "You're Lost Little Girl" – 3:03
3. "Love Me Two Times" – 3:18
4. "Unhappy Girl" – 2:02
5. "Horse Latitudes" – 1:37
6. "Moonlight Drive" – 3:05
7. "People Are Strange" – 2:13
8. "My Eyes Have Seen You" – 2:32
9. "I Can't See Your Face in My Mind" – 3:26
10. "When the Music's Over" – 11:00

 

Le second album des Doors, Strange Days, reprend la recette du premier. Il est d'ailleurs composé en partie de chansons qui avaient été écartées de The Doors (le premier album). Et la structure de l'album est relativement similaire : il s'ouvre sur une chanson-phare, en l'occurrence la chanson-titre, et se clôt sur une longue épopée de onze minutes.

Le fait de reprendre les mêmes ingrédients n'empêche pas l'album d'avoir sa propre personnalité, bien au contraire... Il propose peut-être même un menu plus corsé que le premier. La teneur est psychédélique en diable. Mais c'est un psychédélisme qui est mature, qui ne requiert pas l'utilisation d'instruments extravertis.

La principale différence entre ces deux albums, au fond, c'est au niveau des rôles et attributions de chacun. Manzarek était auparavant le préposé à l'harmonisation des chansons de Morrison. Suite au succès de "Light My Fire", c'est Krieger qui a hérité de ce rôle. Les chansons ont donc été composées à la guitare, et cette dernière est mixée plus en avant.

L'ambiance très particulière de Strange Days n'est au fond pas facile à décrire. Certains ont "comparé cette atmosphère mystique et mystérieuse au son de Carmina Burana". C'est une assertion non étayée qui se propage de site en site... La pochette, intrigante, représentant manifestement un carnaval, concourt encore à renforcer l'impression d'étrangeté.

Je trouve plus cohérent d'évoquer le vaudou. Des chansons lentes, à l'atmosphère peu claire, empesée par le Hammond, comme "I Can't See Your Face In My Mind", semblent des hymnes sortis des marécages et conduits par le chant d'un sorcier illuminé.

Toujours est-il que pour un nombre désormais croissant de critiques cet album représente le sommet de l'oeuvre des Doors... La production est pour beaucoup dans ce jugement. Alors que le premier album avait été enregistré rapidement (ce qui avait des avantages en termes de spontanéité), tout, sur cet album-ci, a été peaufiné. Il y a des échos sur chaque instrument.

L'univers de Strange Days est résolument étrange. Strange, voilà peut-être le mot-clé de cet album : il revient dans les titres de deux chansons de l'album. Etrange, vous avez dit étrange ? Si l'album est aussi prisé, c'est aussi qu'il est sans aucun doute le plus cohérent de toute la discographie doorsienne. Ainsi, la chanson "People Are Strange" est suivie de deux chansons complémentaires : "My Eyes Have Seen You" et "I Can't See Your Face In My Mind".

Que vaut Strange Days musicalement ? C'est très bon. La chanson-titre est introduite par une série de gammes brisées jouée à l'orgue, sur le son duquel un important travail a été effectué : ce n'est plus le simple Hammond de l'album précédent. Puis la voix arrive : déformée, lointaine... Cette chanson annonce la couleur : davantage de concision qu'ultérieurement, des passages instrumentaux travaillés plutôt que des solos improvisés, etc.

La deuxième chanson, "You're Lost Little Girl", est magnifique. Elle est basée sur deux arpèges (un de mi min et un d'ut majeur) et sur une belle ligne de basse. La voix de Morrison, pendant le refrain, est étonnante de résignation (déjà).

"Love Me Two Times", c'est la chanson destinée aux radios. Ecrite par Robbie Krieger qui a trouvé le riff initial très typé blues-rock. Blues-rock également : les triolets qui constituent le break pré-refrain. C'est une réussite : cette chanson est mélodieuse et groovy, grâce notamment aux breaks de Densmore dont on ne dira jamais assez à quel point ils sont classieux. Pour une autre démonstration de Densmore, écouter "We Could Be So Good Together" sur l'album suivant. Le solo est joué au "clavecin" de la pop, c'est-à-dire à l'orgue.

"Unhappy Girl" est un peu l'alter ego de "You're Lost Little Girl". Mais elle est plus psychédélique, en raison des coulis de la guitare slide de Krieger. Cette dernière se fait aussi entendre dans un solo barré, comme du reste dans "You're Lost Little Girl".

"Horse Latitudes" : le morceau le plus expérimental. Jim récite un poème. Les autres Doors font du bruit en tapant sur tout ce qu'ils trouvent dans la salle qui a servi à l'enregistrement. Un tel programme peut inquiéter. En fait, non... En réécoutant dernièrement "Horse Latitudes", je me suis aperçu que la chanson s'accordait tout à fait avec l'ambiance qui imprègne le reste de l'album et que ces bruitages étaient très réussis. Impression d'être sur une galère océane. Patti Smith a intitulé son album le plus célèbre "Horses" en hommage à cette chanson des Doors.

"Moonlight Drive" est une des premières chansons de Morrison. La première démo de cette chanson date de 1965, et une tentative infructueuse de la graver a été faite pendant les sessions du premier album. C'est une belle mélodie, accompagnée une nouvelle fois de la slide de Krieger. Le propos lunaire (la lune dans la mer) s'harmonise fort bien, il me semble, avec les trois chansons à venir.

"People Are Strange" est sans aucun doute une des plus belles chansons des Doors. Elle a d'ailleurs été reprise par Echo & The Bonnymen, dans une version affligeante. Une série d'arpèges accrocheurs, une mélodie qu'on n'oublie pas, nimbée de mélancolie, deux solos percutants (un de Krieger, un de Manzarek au piano). Admirer comment la chanson se termine : sur des accords qui dégringolent. C'est là toute la différence entre les deux albums : le fait que Robbie Krieger ait désormais acquis un statut confortable.

Je voudrais dire combien je trouve injuste la réputation qui s'est superposée désormais sur l'épopée des Doors : celle d'un groupe à esbrouffe, instrument d'un chanteur poseur et provocateur... La vérité, c'est que les Doors trichent bien moins que d'autres groupes. Leurs mélodies, ici, sont d'une grande élégance, sans jamais miser sur des ficelles entraînantes qui provoquent à coup sûr le plaisir de l'auditeur. Le plaisir, l'auditeur y parvient, mais par d'autres moyens.

"My Eyes Have Seen You" est ma chanson préférée, sur cet album. Un riff très étrange ouvre le bal, tout en bends. Puis c'est le refrain, magnifique, avec l'accompagnement nerveux de piano électrique. La prestation vocale est ici très touchante... Un solo de Krieger concis et mélodique. Stop brutal. Tout reprend... La coda est l'acmé de la chanson.

"I Can't See Your Face In My Mind" : j'ai déjà parlé de cette chanson qui est lente, comme embourbée. Les arrangements en font un petit bréviaire de psychédélisme.

La dernière chanson, dans le fond, est le seul point faible (relatif) de l'album. "When The Music's Over" n'est pas une mauvaise chanson. Elle a même, à certains endroits de sa ligne de chant, le même côté douloureux qui rendait "My Eyes Have Seen You" poignante. Mais elle sent trop la volonté de rééditer la performance de "The End". D'autre part, le récit de Morrison est moins brillant ici que sur la précédente.

Au final, malgré ma prédilection ancienne pour le premier album des Doors, j'en arrive à me demander si les critiques qui accordent leur préférence à celui-ci n'auraient pas raison. Ce qui pourrait faire pencher la balance, c'est le travail sur le son. Le premier album était presque un album live. Guitares branchées sur les amplis, Hammond de base pour Manzarek, et on emballait les chansons en deux prises. Ici, il y a création réfléchie d'une ambiance cohérente. A chacun de se faire une opinion... 

              Damien Berdot
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