Attention chef d'oeuvre ! L'album éponyme des Stone Roses n'en finit plus d'être réévalué, au point d'avoir été porté par les lecteurs du magazine NME en tête d'une liste des meilleurs albums de tous les temps (devant les Beatles et les Beach Boys). Il le mérite. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus ici, de la constante qualité mélodique ou de l'expertise dans la création de nouveaux sons.
Précisons le contexte... Les Stone Roses sont le groupe phare du mouvement de la fin des années 80 qui a tenté de fusionner les sons du rock avec ceux de la dance et de la house, mouvement qui a pris naissance essentiellement à Manchester, rebaptisée pour l'occasion "Madchester" tant on y consommait de drogues. L'autre groupe emblématique de ce mouvement, les Happy Mondays, apparaît avec le recul bien léger... Il faut aussi mentionner Primal Scream, un groupe qui n'était pas mancunien mais écossais, et qui a pareillement fusionné pop et house dans son album Screamadelica : album décent mais qui n'atteint nulle part le même niveau d'excellence que The Stone Roses.
Les Stone Roses, dès le départ, avaient des atouts certains : des musiciens brillants et s'abreuvant à des sources très différentes (marque signalétique de grands groupes comme les Doors). Ian Brown est fan de soul, pendant que John Squire s'inspire de Hendrix. Les deux amis d'enfance se retrouvent dans un goût commun pour le rock psychédélique. Les deux rythmiciens, le bassiste Mani et le batteur Reni, se sont formés en écoutant des musiques bien différentes : reggae pour le premier, heavy metal pour le second. Cet écartèlement produira les résultats les plus étonnants, puisque les Stone Roses seront les créateurs d'une musique très homogène, paradoxalement, et très personnelle.
Il y a eu quelques périodes fastes dans l'histoire de la musique pop, comme la fameuse période coïncidant avec l'apogée de la pop (1966-1969). Les années 1988-2000 constituent une de ces périodes. Après de sinistres eighties marquées par un usage impersonnel de synthétiseurs, la Grande-Bretagne voit éclore une musique plus chaude, qui se réchauffe à l'ardeur des amplis de guitare. Musique plus optimiste également. Pour cette raison, on a appelé cette époque le Second Summer of Love.
Les Stones Roses, qui s'inscrivent parfaitement dans ce mouvement, mêlent les rythmes de la transe aux choeurs et aux guitares de la musique psychédélique des années 60. L'auditeur est partagé entre une impression de torpeur béate et une impression de bercement dépersonnalisant. A chaque mouvement sa drogue fétiche. Le Second Summer of Love a été favorisé par l'apparition de l'ecstasy. Mais les Stones Roses ne sont pas réductibles à l'acid house. Ce qui les distingue de leurs contemporains immédiats, c'est que leurs têtes pensantes (et notamment John Squire) ont baigné dans la musique des sixties, comme le prouve la brève ritournelle ""Elizabeth My Dear", un hommage au "Scarborough Fair" de Simon & Garfunkel. Il y a comme une impression lysergique dans certaines de ces lignes mélodiques...
L'écoute de la voix murmurée de Ian Brown perdue dans les rythmiques des raves les plus modernes renvoie à l'auditeur un sentiment de nostalgie assez touchant. Comme tant de jeunes Anglais du Nord, les Stone Roses ont dû être tôt heurtés par le poids d'un passé omniprésent dans tous les coins du Lancashire historique...
Pour enregistrer leur premier album, les Stone Roses firent appel à John Leckie, qui avait travaillé avec XTC et qui révélera Radiohead grâce à The Bends. Idée judicieuse. La production est remarquable, à la fois claire et puissante.
John Leckie l'a dit plus tard : les Stone Roses ont entamé les sessions avec tout simplement l'idée de faire le meilleur album jamais réalisé. Ils arrivaient chaque matin au studio avec un enthousiasme communicatif. Leur confiance et leur arrogance sont manifestes sur un titre comme "I Wanna Be Adored", un des plus fameux morceaux de l'album, démarrant par un brillantissime crescendo instrumental. Même guitare électrysante et même arrogance sur le deuxième morceau, "She Bangs The Drum", qui contient ces paroles hymniques : "The past is yours, the future's mine".
Je parlais plus haut des fantômes de la pop... Ceux que cela émoustille doivent écouter prioritairement les chansons "Waterfall" et "Made Of Stone", qui sont (sans mentir) deux des plus extraordinaires créations à trôner au panthéon de la pop. Si ces chansons sont si parfaites, c'est parce qu'elles sont difficilement surpassables dans la mise en application de l'esprit pop : concision et musicalité à tous les étages. "Waterfall" a tout : feedback introductif à la "I Feel Fine", arpège-riff génial, chant, batterie groovy, solo funky... Les Stone Roses ont dû se rendre compte de la qualité de ce morceau puisqu'ils en ont fait une relecture psychédélique, avec bandes inversées : "Don't Stop". Le résultat aurait pu être contestable ; ce n'est pas le cas. Les percussions sonnent comme des coups de feu. "Made Of Stone" a des guitares carillonnantes (un bel arpège mineur) et des choeurs merveilleux (c'est une des qualités de l'album : les choeurs vibrent et résonnent longtemps, longtemps...).
L'album réserve d'autres belles surprises pop : "Bye Bye Madman", "(Song For My) Sugar Spun Sister", "This Is The One"...
"Shoot You Down" est une synthèse à elle seule, avec sa batterie jazzy (Reni utilise les balais), ses guitares funk et ses choeurs à la Simon & Garfunkel.
Enfin, "I Am The Resurrection" clot l'album de façon parfaite : sur l'arrogance initiale. La chanson, très écrite (avec un riff de basse et un chant mélodieux) débouche sur une jam où le rock se découvre la même capacité d'étirement du temps que la techno.
Les Stones Roses, malheureusement, auront dilapidé leur potentiel en peu de temps, se brûlant les ailes dans les drogues et les conflits. C'est comme s'ils avaient vendu leur âme au diable le temps d'un album, le temps d'une année... Mais leur legs ne sera pas perdu pour tout le monde : l'arrogance de Ian Brown (Oasis), les guitares de John (toute la britpop) et même... les bobs de Reni (le mouvement baggy).
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