Steely Dan, c'est un groupe qui peut inspirer de la méfiance à certains... Je parle du reste de groupe quand j'aurais dû parler de duo : en effet, Steely Dan ne se réduit pratiquement qu'à son coeur, le guitariste Walter Becker et le pianiste/chanteur Donald Fagen. En dehors de ce noyau dur, tout est interchangeable. A partir de 1974, Becker et Fagen ont engagé des musiciens de session pour chaque nouvel album. Ils ont d'ailleurs peu de temps après arrêté les tournées.
Un groupe consacré au studio, donc. Les deux acolytes s'y révélèrent rapidement des terreurs absolues, y compris pour les musiciens les plus chevronnés. C'est que Becker et Fagen avaient poussé le perfectionnisme au-delà de la frontière qui le sépare de la maniaquerie... Chaque piste était enregistrée avec un soin du détail harassant. Steely Dan, en fait, c'est une méticulosité tant dans le travail de songwriting que dans le travail de sound design.
C'est bien sûr le deuxième aspect qui explique la méfiance dont je parlais plus haut : la musique de Steely Dan, au premier abord, apparaît froide, froide comme les pires choses auxquelles les années 70 ont donné naissance (Eagles et consorts). Certains albums de Steely Dan relèvent de la musique que nous ne recommanderions pas, au demeurant (je pense surtout aux albums les plus proches du jazz-rock, comme le surcoté Aja). Mais Pretzel Logic a pour lui la fraîcheur et l'enthousiasme de la jeunesse.
En 1974, en effet, Steely Dan est un groupe récent. Becker et Fagen se sont rencontrés à New-York en 1967 et n'ont déménagé en Californie qu'en 1971, sortant leur premier album sous le nom Steely Dan en 1972. Après deux albums remarqués, leur producteur leur conseille de réaliser des chansons plus concises, plus directes. Pretzel Logic sera donc l'album le plus pop de Steely Dan. Coïncidence ? C'est de loin notre préféré...
La première écoute risque, cela dit, d'effrayer ceux qui ne goûtent guère la musique trop proprette (et j'en fais partie). A ceux-là, je conseille d'écouter pour commencer des chansons comme "With A Gun", une accrocheuse et emballante chanson folk (les Anglo-Saxons auraient appelé ça un "stomp"), ou encore "East St. Louis Toodle-Oo", une reprise de Duke Ellington. On devine nos New-Yorkais émus, reproduisant fidèlement (la guitare prenant la place des instruments à vent) un des standards ayant bercé leur jeunesse... Walter Becker, notamment, a dû prendre plaisir à assembler ce morceau, lui qui avait appris le saxophone avant de passer à la guitare.
S'il faut écouter Steely Dan, c'est aussi et surtout pour ça : leur bagage harmonique et mélodique est immense. Du coup, les oreilles lassées des poncifs ré-employés mille fois trouveront dans leurs albums de quoi s'enthousiasmer... Steely Dan utilise entre autres des accords de neuvième modifiés, qu'ils ont appelés "mu majeurs" et qui, de par l'utilisation très personnelle qu'ils en ont faite, ont fini par être surnommés "Steely Dan chords".
Les paroles, à leurs débuts très influencées par Bob Dylan, ont conquis peu à peu leur autonomie, intégrant le réalisme d'un Lou Reed et témoignant le plus souvent d'une intelligence et d'un humour très personnels.
L'auditeur ayant appris à aimer les titres les plus accrocheurs, parmi lesquels figure certainement "Rikki Don't Lose That Number", le plus grand tube de toute la carrière de Steely Dan (qui possède une rythmique sautillante, des paroles poignantes, un magnifique solo de guitare...), en viendra à goûter les merveilles musicales que sont "Through With Buzz" et "Charlie Freak", qui tirent de leurs harmonies inhabituelles des couleurs envoûtantes. Et comme les arrangements sont d'une délicatesse rare (les cordes et les éclaboussures aux claviers sur "Through With Buzz"), ces chansons-là se glissent sans peine au panthéon des plus belles miniatures de la pop. "Any Major Dude Will Tell You" est à peu près du même calibre.
Pour le reste, c'est très varié. Becker et Fagen convoquent aussi bien le funk (les guitares de "Night By Night") que le jazz ("Parker's Band", hommage à Charlie l'Oiseau) ou que le blues-rock (la rythmique de la chanson-titre)... Le tout pouvant certainement former la B.O. d'un film sur New-York.
Avec le recul, on se rend compte que la froideur de Pretzel Logic n'est qu'apparente, qu'elle n'est qu'une sorte de manteau habillant pudiquement les amours les plus vifs, et au moins l'amour des maîtres de la musique.
|
|