Spirit est un groupe qui a souvent donné dans l'excellence tout au long de sa carrière. De ses carrières, devrait-on dire. Il y a eu en effet le premier Spirit, qui de 1967 à 1971 a été un des meilleurs groupes de la West Coast. Cette première période s'est close sur un sommet : Twelve Dreams Of Dr. Sardonicus. Le groupe s'est ensuite dissous pour se reformer de 1975 à 1978. Cette deuxième période a vu Randy California se hisser à statut de guitar hero et expérimenter des choses très novatrices. Ainsi, Future Games est constitué d'un assemblage de collages et de bruitages qui coulent avec une fluidité onirique. Certains critiques ont une affection particulière pour la deuxième période de Spirit. Mais je crois que Twelve Dreams Of Dr. Sardonicus, par sa densité et sa diversité, reste le chef d'oeuvre incontestable de Spirit.
De quoi s'agit-il ? Twelve Dreams Of Dr. Sardonicus est le dernier grand album auquel la vogue psychédélique californienne ait donné naissance. Il est à ranger aux côtés de Surrealistic Pillow et de Moby Grape. Il ne le cède qu'à Forever Changes.
Les amateurs de pop raffinée adoreront ce disque, tant ils regorge de mélodies ravissantes. Il est aussi intéressant, en ce qu'il mêle des influences très diverses. Quand Spirit se forma, en 1967, le mot d'ordre était de recueillir les influences (multiples) de chacun. Randy California l'a dit : "Je voulais que notre groupe reflète les origines de chacun des musiciens et des compositeurs : je ne souhaitais pas que ce soit un groupe de jazz, mais qu'il représente notre vision du jazz à travers nos chansons. Idem pour le rock, la musique latine, classique, d'avant-garde, ou country."
Le mot jazz vous surprend ? Et pourtant, Spirit fut d'abord un groupe de jazz, qui improvisait à partir de compositions de John Coltrane. Du reste, le fondateur de Spirit, Ed Cassidy, fut un jazzman de qualité, ayant fricoté avec Gerry Mulligan et Thelomious Monk. Curieux personnage que cet Ed Cassidy... Batteur chauve bien plus âgé que les autres musiciens de Spirit, il introduisit dans le groupe son beau-fils Randy Califonia (dont il fut, au final, le vrai père).
Il s'en passait de belles dans la Californie du Summer of Love... Les groupes commençaient leur carrière comme des groupes de jazz improvisateurs, et la terminaient sous la forme de groupes pop-rock produisant une musique très construite et très concise. Les artisans de cette mue ont été le chanteur Ferguson, que le premier producteur de Spirit encouragea à écrire des chansons pop, et Randy California. J'ai pour ma part une vive admiration pour Randy California. C'est Hendrix qui a donné ce nom de scène au jeune Randy Wolfe pour le distinguer d'un autre Randy originaire du Texas. On connaît des baptèmes moins prestigieux... Hendrix fut d'ailleurs un admirateur de la musique de Spirit (tout comme Jimmy Page, puisqu'il a plagié l'instrumental "Taurus" pour écrire "Stairway To Heaven" et "Going To California"). Randy California, homme généreux, s'immergea profondément dans la culture lysergique de San Francisco. Au final, il en retint le versant le plus mélodieux (et pas le versant pénible des Grateful Dead ou Quicksilver Messenger Service).
Si Twelve Dreams Of Dr. Sardonicus est la plus belle création du premier Spirit, c'est sans doute que Spirit avait à l'époque trouvé son George Martin : Randy California s'était associé au producteur David Briggs, sur les conseils de Neil Young. De fait, la production, même si elle sent bien son année 1971, a plus de chaleur que les autres productions américaines de l'époque. Les Doors auraient bien eu besoin d'un David Briggs pour L.A. Woman... Ce dernier a aussi agi, comme l'a dit plus tard California, comme un "catalyst and a friend". Les membres de Spirit ont donné pour cet album le meilleur d'eux-mêmes sur chaque titre.
Randy California, qui a signé sept de ces douze rêves, témoigne d'une délicatesse infinie dans son jeu de guitare acoustique. Et comme les choeurs à trois sont impeccables, on a là quelque chose qui est du niveau du meilleur Moby Grape : "Why Can't I Be Free" (une merveilleuse chanson) ou "Nature's Way", écrite dans un moment de grâce par California et devenue une manière d'hymne folk hippie. Je crois que s'il y a une chanson par laquelle il faille commencer pour s'immiscer dans cet album, c'est celle-là. "Nature's Way" a des choeurs d'une grande complexité, des guitares acoustiques et électriques, des timbales wilsoniennes...
Le "Prelude" est, lui aussi, introduit par une belle guitare acoustique. Puis on débouche sur du rock carré et électrique : "Nothin' To Hide"...
Les morceaux de Jay Ferguson sont les plus rock. "Animal Zoo", par exemple, est du blues-rock avec accords de quarte suspendue, à la Keith Richards. Classique mais bien réalisé. "Mr. Skin" va jusqu'à convoquer les cuivres... C'est très accrocheur, cependant. Cette chanson, avec ses choeurs et ses percussions entraînantes, a tout du classique. Encore mieux : "Street Worm". Jay Ferguson reste dans les rivages les plus adaptés à sa voix chaude (avec un très bon riff), mais le groupe réalise des prodiges d'arrangements. Il y a des descentes qui sont presque atonales. Et California fait sonner sa guitare comme un saxophone : extraordinaire solo. Quant à "When I Touch You", ça louche tout simplement du côté du hard-rock naissant : guitares aiguës extrêmement distordues, pédale de basse très lourde...
Randy California, occasionnellement, peut donner dans le même registre que Jay Ferguson : "Morning Will Come" est du blues-rock avec cuivres, comme "Mr. Skin".
John Locke, le claviériste, est plus expérimental. Il donne d'abord "Space Child", un instrumental. Je crois bien que Spirit a été le seul groupe capable de rivaliser avec Syd Barrett ("Interstellar Overdrive") pour ce qui est d'évoquer musicalement le cosmos. "Space Child" est divisée en deux parties : une partie rythmée par un piano évocateur (et beau) enchâsse une section marquée par le jazz. Sur tout cela, Locke jette des sons de synthé extra-terrestre, qui font passer les Byrds de "C.T.A.-202" pour un groupe d'amateurs...
John Locke a aussi collaboré avec Randy California pour l'élaboration de "Love Has Found A Way", la chanson la plus difficile d'accès de l'album. Chanson très originale. Les musiciens ont d'abord enregistré des percussions, puis la bande a été passée à l'envers. Les choeurs et les sons de clavier (un synthétiseur Moog, très probablement) sont irréels. Une réussite.
La dixième et la dernière chansons de l'album sont peut-être les plus hantantes. "Life Has Just Begun" débute par un arpège de guitare, un de ces très beaux arpèges auxquels California nous a habitués jusqu'ici. Mais il a quelque chose en plus : California annonce ici ses collages fantômatiques des années 76-78. Il est bien épaulé par les autres membres du groupe. Le livret nous apprend que "Life Has Just Begun" a été le fruit d'un effort de groupe, chacun appportant une pièce au puzzle jusqu'à ce que la magie soit effective. Pour information, "Kiowa" est le nom d'un clan indien. Ceci explique peut-être l'atmosphère mystérieuse dans laquelle baigne la chanson.
"Soldier" est tout aussi évocatrice. Le piano est doublé par une basse pesante et par un véritable orgue à tuyaux. Impression d'enlisement garantie. Sur la fin, le chant du "Prelude" est repris : la boucle est bouclée.
Les douze rêves du docteur Sardonicus sont tous soignés dans leurs moindres détails. Le producteur David Briggs a veillé à ce que chaque ligne instrumentale soit audible avec netteté. Bien sûr, cette qualité a son revers : d'aucuns pourront trouver la production un peu lisse de prime d'abord. Quelques écoutes supplémentaires y remédieront aisément, et cet album leur apparaîtra enfin comme ce qu'il est : le dernier rejeton de la pop de l'âge d'or, exilé dans les années 70.
|
|