Smile - Wilson, Brian (2004)


1. "Our Prayer/Gee" (Brian Wilson/William Davis/Morris Levy) - 2:09
2. "Heroes and Villains" - 4:53
3. "Roll Plymouth Rock" - 3:48
4. "Barnyard" - 0:58
5. "The Old Master Painter/You Are My Sunshine" (Haven Gillespie/Beasley Smith) - 1:04
6. "Cabin Essence" - 3:27
7. "Wonderful" - 2:07
8. "Song for Children" - 2:16
9. "Child Is Father of the Man" - 2:18
10. "Surf's Up" - 4:07
11. "I'm in Great Shape/I Wanna Be Around/Workshop" (Brian Wilson/Van Dyke Parks/Johnny Mercer/Sadie Vimmerstedt) - 1:56
12. "Vega-Tables" - 2:19
13. "On a Holiday" - 2:36
14. "Wind Chimes" - 2:54
15. "Mrs. O'Leary's Cow" (Brian Wilson) - 2:27
16. "In Blue Hawaii" - 3:00
17. "Good Vibrations" (Brian Wilson/Tony Asher/Mike Love) - 4:36

 

Smile est le plus célèbre lost album de l'histoire. Quiconque s'est intéressé à la pop music de l'âge d'or (1966-1969) se souvient forcément d'avoir passé des heures et des heures sur le net, ou chez des disquaires d'occasion, afin d'essayer de constituer "sa" version de Smile, "sa" version du plus grand album de tous les temps.

Il faut dire que Brian Wilson avait mis la barre très haut : il ambitionnait ni plus ni moins que d'enfoncer les Beatles, de surpasser même son propre Pet Sounds et d'adresser une "symphonie adolescente à Dieu". L'album à venir ne devait pas être une réunion de chansons isolées, mais former un tout cohérent. Brian Wilson inventait là, le premier, l'album-concept.

Ecrasé par cette noble ambition, contrarié par les membres de la grande famille des Beach Boys (les photographies mentaient : c'était un vrai panier de crabes) et notamment par Mike Love, rendu progressivement fou par le LSD, Brian Wilson, pourtant réputé pour son efficacité en studio, finit par s'enliser et par perdre pied. Un jour, il jeta l'éponge (à moins qu'on ne l'ait jetée pour lui).

Plusieurs reliquats de l'immense Smile atterrirent sur divers disques des Beach Boys des années 60 et 70, et à chaque fois c'était une vraie merveille, avivant encore davantage les regrets de ne pas pouvoir écouter l'ensemble achevé. Et puis en 2004, alors qu'il avait toujours dit que ce n'était plus "une musique appropriée", voilà que Brian Wilson nous enregistra la version définitive de Smile.

Certes, comme pour tout cadeau longtemps attendu, il se trouva des grincheux pour se plaindre. Brian Wilson, dont le falsetto vous brisait jadis littéralement le coeur, ne peut plus atteindre les aigus aujourd'hui (il a tout de même la soixantaine) et ses acolytes des Wondermints sont obligés de le suppléer grossièrement. La version de "Good Vibrations" proposée ici n'a pas la même dynamique que la formidable version de 1966. Et ainsi de suite...

Plutôt que d'ouvrir la boîte à critiques, je crois qu'il faut remercier Brian Wilson pour ce qu'il a accompli. Car la version définitive de Smile impressionne particulièrement par sa cohérence et sa perfection. Des fragments, aussi merveilleux soient-ils, ne peuvent jamais donner la mesure d'un bâtiment achevé. Ici, c'est une véritable cathédrale qu'on nous donne à contempler, quelque chose qui a son portique d'entrée, "Our Prayer" (notre prière, en bonne logique), et ses trois voies pour atteindre le paradis : "Smile", comme certaines symphonies de l'époque classique, comporte trois mouvements différents.

Tout d'abord, c'est de l'histoire américaine qu'il est question. Pour comprendre Smile, il faut se rappeler que Brian Wilson voulait en faire quelque chose de très américain (en réaction sans doute à la British invasion). L'ensemble de l'édifice est conçu comme un voyage musical depuis Plymouth Rock (à l'extrème-est des Etats-Unis) jusqu'aux îles Hawaii. Ce voyage devait laisser une place à l'humour, d'où le titre du projet : "Smile". Un exemple de l'humour dont le parolier Van Dyke Parks a parsemé les paroles : "cart off and sell my vegetables" évoque le mot allemand "Kartoffel" (pommes de terres).

Après la prière inaugurale, chantée à capella (jamais chanson a capella, dans le domaine de la pop, n'a été si pure et si belle), le premier mouvement peut se développer. Il est construit autour de "Heroes And Villains", une chanson sur laquelle Brian Wilson passa beaucoup de temps. On comprend pourquoi... "Heroes And Villains" comporte peu d'accords (elle commence sur une grille d'accord rythm'n blues). Mais Brian Wilson déploie des trésors d'audace, multipliant les pistes vocales et instrumentales. La première fois que j'ai entendu le refrain (dans la version de 1967), j'ai été epoustouflé par ces voix déchirantes qui jonglaient entre elles. Il y a même quelque chose de malsain dans cette construction-là... "Heroes And Villains", incorpore désormais la section "cantina", qui avait été coupée dans le single de 1967. Et elle se termine sur des cordes très bien arrangées.

"Roll Plymouth Rock" est la suite logique de "Heroes And Villains". La chanson s'ouvre sur un mur de guitares acoustiques, percé par les mêmes timbales que celles qui parcouraient Pet Sounds. Arrive un choeur avec de curieuses lignes de basse descendantes, puis une variation sur le refrain de "Heroes And Villains" jouée au clavecin (c'est hantant !) qui accueille des choeurs géniaux, etc. Impossible de décrire par le menu des chansons aussi complexes.

"Barnyard", pause agricole, enchaînée avec une reprise, celle de "You Are My Sunshine", précède le merveilleux "Cabin Essence", évocation très abstraite des chemins de fer. C'est un des sommets de l'album. Il faut écouter comment Brian Wilson arrange ses couplets (avec un banjon, un harmonica dans un emploi inédit, etc.) pour saisir une part du génie de cet homme.

Le deuxième mouvement est somptueux de bout en bout. Il traite de l'enfance, thème wilsonien s'il en est. Amateurs de mélodies pop et de beaux choeurs, ne manquez pas "Wonferful", joué au clavecin (ou ce qui en tient lieu). "Song For Children" fait transition entre "Wonderful" et "Child Is Father Of The Man", en reprenant le thème de l'une et en annonçant le thème de l'autre. C'est une débauche de recettes pop : trompette, choeurs, clavecin, boîte à musique (puisqu'on parle d'enfance)... "Child Is Father Of The Man" a un refrain très étonnnant rythmiquement qui montre aux anti-wilsoniens (il y en a) que Brian Wilson, en plus d'être un grand mélodiste, était un grand rythmicien. Le titre de la chanson est emprunté à un poème de Wordsworth. Le magnifique "Surf's Up", avec sa pédale de basse et ses pizzicati, clot le deuxième mouvement (sur un choeur luxuriant reprenant le rythme caractéristique de "Child Is Father Of The Man"). Nous avons là un bloc à l'impeccable cohérence. Pour mémoire, rappelons que Leonard Bernstein, le compositeur de West Side Story (entre autres), avait cité "Surf's Up" comme l'exemple d'une grande chanson moderne.

Le troisième mouvement est centré sur les éléments. Ses morceaux forts en sont "Vegetables" (la fameuse chanson à l'enregistrement de laquelle Paul McCartney avait participé), "Wind Chimes" (qui était jusqu'alors disponible dans une version rudimentaire sur Smiley Smile, version qui, ceci dit, n'était pas sans charme), "In Blue Hawaii", belle évocation toute en mélopées et en choeurs des îles Hawaï, et "Mrs. O'Leary's Cow", qui fut un temps appelé "The Fire" : c'est cette fameuse chanson instrumentale, très moderne, pour laquelle Brian Wilson avait demandé aux musiciens de coiffer des casques de pompiers. "On A Holiday", une symphonie en miniature, contient un rappel du thème de "Roll Plymouth Rock", au milieu d'une belle floraison de marimbas, de xylophones, de cordes...

L'album se termine par "Good Vibrations", qui est interprêté ici avec ses paroles originales, celle de Tony Asher (au lieu de celles de Mike Love). C'est d'ailleurs une très bonne chose. On retrouve la belle ligne de basse, le theremin bourdonnant... Mais il manque la voix fantastique de Carl. RIP.

Bravo aux Wondermints qui réussissent l'impossible : faire revivre Smile près de quarante ans après le renoncement de Brian Wilson. Ils chantent et jouent avec un enthousiasme débordant. L'achat de cet album, cadre nécessaire à l'assimilation de la structure de Smile, n'empêche pas de se replonger dans les enregistrements mono des sixties, disponibles en partie dans le coffret Good Vibrations sorti pour les 30 ans du groupe. A l'écoute de ces extraits, on se rend mieux compte à quel point Brian Wilson était en avance. Il n'enregistrait pas ses chansons d'un bloc, mais par sections, sur lesquelles il appliquait des sonorités de façon quasi-impressionniste. Il utilisait également les ressources de plusieurs studios, car selon lui chaque studio avait une couleur qui lui était propre. Indépassable Brian Wilson ! 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr