Je me souviens avoir entendu, dans mes (très) jeunes années, une émission de radio dans laquelle un critique de rock en venait à s'énerver de la reconnaissance insuffisante dont jouissaient les Pretty Things. Il y a de quoi s'énerver... Les Pretty Things ont été un des meilleurs groupes des années 60, brillant successivement dans des genres différents : rythm'n blues, pop psychédélique, rock mainstream... Un des revers de la popularité de la musique rock, c'est que les courroies de transmission entre les musiciens et le public ont un rôle important. Et malheureusement, les Pretty Things n'ont jamais eu un Andrew Lee Oldham auprès d'eux pour les mettre en valeur...
Le parallèle avec les Stones est inévitable. Dick Taylor, co-fondateur des Pretty Things, fut le bassiste des Rolling Stones lors d'une de leurs premières incarnations. Et il y a tout lieu de penser qu'il le serait resté, s'il n'avait décidé inopinément de reprendre ses études. Cet ultime sursaut de conformisme achevé, il formera les Pretty Things avec Phil May.
On l'a souvent dit, et c'est vrai : les Pretty Things ont joué du rythm'n blues, comme les Stones, mais dans une version plus sauvage. D'après tous les témoignages, leurs concerts étaient des moments d'une intensité rare. Dans cette première carrière, les Pretty Things gravent plusieurs singles excellents : "Rosalyn" (repris par Bowie, qui avait l'oeil, sur Pinups, "Mona" (une reprise de Bo Diddley)...
La formation évolue peu à peu. Le batteur Vic Prince, resté en Nouvelle-Zélande après une altercation avec un pilote dans un avion, est remplacé par Skip Allen. Plongés dans le Swinging London, expérimentant des drogues hallucinogènes, les Pretty Things vont tendre vers une musique plus complexe, à peu près en même temps que les Rolling Stones mais avec davantage de réussite. Ils sont rejoints à point nommés par deux multi-instrumentistes : John Povey et Wally Allen.
Le premier album psychédélique des Pretty Things, Emotions, est un coup dans l'eau. Il contient quelques très bons moments, mais ils est malheureusement trop produit (beaucoup de cuivres).
En 1968, par contre, c'est un coup de maître : S.F. Sorrow. Skip Allen, perturbé par le LSD, est resté en France ; Twink le remplace. C'est un personnage fabuleux : ex-membre de Tomorrow (groupe dont on ne tressera jamais assez les louanges), futur collaborateur de Syd Barrett (avec qui il aura en commun d'être complètement allumé), il est accessoirement mime (du genre lunaire). Il ne fait aucun doute que Twink ait eu son importance dans le progrès considérable qu'on constate entre Emotions et S.F. Sorrow. Twink était le batteur psychédélique anglais. C'était déjà sous son influence que Tomorrow s'était mué en un groupe psyché.
S.F. Sorrow est un album historique à plus d'un titre. Tout d'abord, c'est le premier opéra-rock. Les Pretty Things ont devancé les Who de près de six mois. Ils les ont surtout surclassés. En dépit de son caractère psychédélique, S.F. Sorrow ne contient aucune faute de goût. On ne saurait en dire autant de Tommy, qui contient des plages instrumentales de dix minutes auprès desquelles la musique de Mike Oldfield en devient sympathique (cf "Underture"), ainsi que des passages mélodramatiques dignes d'une comédie musicale de bas étage ("A son ! A son !").
S.F. Sorrow est également un des joyaux reconnus du psychédélisme anglais avec The Piper At The Gates Of Dawn. Personnage pivot de ces deux albums : l'ingénieur du son Norman Smith, qui travailla également à Sergeant Pepper.
S'il fallait établir une comparaison, ce serait aux Beatles plutôt qu'à Pink Floyd qu'on ferait appel. Ca aurait pu être un album des Beatles de l'année 67, si les Beatles étaient devenus fous.
C'est ainsi qu'on retrouve le sitar harrisonien, mais dans un emploi original : ce sont des riffs de sitar (oui !) que nous donnent à entendre "Private Sorrow" ou "Death". A noter que ces chansons n'ont rien de pittoresque ; ce sont réeellement d'excellentes chansons, particulièrement mélodieuses. La deuxième de ces chansons vaut également pour son atmosphère alanguie et fascinante.
La qualité des arrangements tient notamment à l'originalité de l'utilisation des guitares. Bien souvent, dans la musique pop-rock, les guitares sont utilisées sans besoin, pour meubler l'espace sonore. Ici, c'est précisément le contraire qui se passe : les grilles d'accords jouées en accompagnement sont très rares. Le rôle de la guitare en est réévalué : chacune de ses apparitions sert à colorer la toile. Et cela libère de la place pour la basse, au son très rond, et pour la batterie. Twink en profite. Cet homme ne bat pas ; il compose avec sa batterie.
L'album raconte la vie d'un homme de sa naissance à sa mort. Histoire bien entendu très étrange. Sans surprise, l'album s'ouvre sur la mise au monde du héros : "S.F. Sorrow Is Born", chanson répétitive mais à laquelle on se fait vite. Dès la deuxième chanson, les éléments musicaux qui parcoureront l'album se mettent en place : roulements suggestifs de Twink et choeurs aériens. L'album est très riche ; les chansons sont parfois coupées par des instrumentaux d'une beauté hallucinante. Voir par exemple dans la deuxième chanson, à 1:40.
Les moments forts sont nombreux. "She Says Good Morning" et "Baron Saturday" : deux formidables chansons rock assez proches des Small Faces d'Odgen's Nut Gone Flake, mais en plus riche. Chant loufoque et mémorable dans la seconde. "The Journey" se déploie impeccablement sur une rythmique de guitare acoustique. "I See You" et "Trust" : absolument parfaites. Une guitare saturée dans la première. Un chant rêveur dans la seconde, avec une production merveilleuse, en cinémascope.
L'album s'achève sur une ballade toute simple et merveilleuse. Juste une guitare sèche et la voix de Phil May.
A la réécoute, je suis encore plus impressionné que je l'étais jadis. C'est le genre d'album dont l'intérêt croît avec les années, à mesure qu'on écoute des albums différents (alors que les albums faciles et conventionnels ne suscitent bien souvent que des engouements). Ce n'est guère étonnant, car chaque minute de musique est d'une densité extrême. Même "Well Of Destiny", qui se compose d'une minute et trente secondes de bruitages, est intéressante, par l'ambiance qu'elle installe.
L'auditeur sera peut-être dérouté, de prime abord, par cette musique, particulièrement par les choeurs barrés qui ornent des chansons comme "Bracelets Of Fingers" ou "Balloon Burning"... Puis il finira par les trouver envoûtants. "This balloon, burning..." : on n'oublie pas ces choeurs. Si vous ne vous laissez pas arrêter, vous avez toutes les chances d'être captivé par l'univers étrange des Pretty Things, avec ses paroles poétiques, ses choeurs aériens, son foisonnement de mélodies et de guitares... On peut vraiment parler d'univers car il y a cohérence : plusieurs chansons s'enchaînent sans pause, et quelques brefs extraits d'autres chansons se font entendre dans "The Journey", au moment où S.F. Sorrow rêve...
Ultime raison pour acheter cet album : les bonus tracks valent le détour. Je n'hésite pas à affirmer que "Talkin' about the good times" et "Walking through my dreams" figurent parmi les meilleures chansons pop-rock qui aient jamais été. Il faut voir la façon dont est amené le solo de guitare de Dick Taylor (vers 1:15) dans "Walking through my dreams".
En 1970, les Pretty Things (sans Dick Taylor) sortiront un autre album de grande qualité, Parachutes. Il sera d'ailleurs élu "disque de l'année" par le magazine Rolling Stone. Il sera partagé entre des mélodies tout aussi belles que sur S.F. Sorrow et des plages très électriques. Quelques solos un peu longs m'empêchent de le considérer comme parfait, mais c'est un album qui mérite en tout cas d'être acheté.
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