Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band - Beatles (The) (1967)


1. Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band
2. With a Little Help from My Friends
3. Lucy in the Sky with Diamonds
4. Getting Better
5. Fixing A Hole
6. She's Leaving Home
7. Being for the Benefit of Mr. Kite!
8. Within You Without You
9. When I'm Sixty-Four
10. Lovely Rita
11. Good Morning Good Morning
12. Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band (Reprise)
13. A Day in the Life

 

Il est devenu commun de traiter Sergeant Pepper avec un certain dédain. Il faut dire que le titre à rallonge n’est pas fait pour rassurer ; et ce qu’a inspiré l’album (les égarements de la musique progressive orchestrale) l’est encore moins.

Pourtant, Sergeant Pepper n’a rien de pompeux. Les arrangements conduits par George Martin sont très fins, et le songwriting, comme toujours, est excellent (ce qui est quand même le meilleur antidote à l’ennui, non ?). C’est un album des Beatles, pas un album des Moody Blues !

Au commencement fut... l’arrêt des tournées. Les Beatles, en 1966, venaient d’effectuer une tournée harassante aux Philippines, où ils avaient même craint pour leur vie en raison d’une colère subite du ”président” Marcos. D’autre part, les chansons, devenues plus complexes (exemple de ”Paperback Writer”), étaient difficiles à représenter en concert. Il fut donc décidé de mettre un terme aux tournées. Les Beatles, pendant quelques mois, se séparèrent. Quand ils se retrouvèrent, leurs ambitions étaient décuplées. A partir du moment où leur vie de musiciens n’allait plus désormais être faite que de travail en studio, il allait falloir mettre à profit ce temps libre pour aller encore plus loin dans la créativité.

Paul eut l’idée d’un thème qui relierait toutes les chansons de l’album : il serait question d’un groupe fictif, appelé Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band (nom inspiré de ceux de groupes américains, comme Laughing Joe and His Medicine Band, Col Tucker's Medicinal Brew and Compound, etc.). Chaque chanson évoquerait donc une tranche de vie d’un de ces personnages... En fin de compte, seules les deux premières chansons de l’album respectent ce ”cahier des charges”. Sergeant Pepper’s n’est donc pas vraiment un album-concept, et c’est tant mieux. De l’idée initiale est uniquement restée une prédilection pour la forme chronique : cet album est un magnifique défilé de personnages pittoresques.

Pour éclairer encore le projet originel, citons McCartney : il ne s’agissait pas de « faire les chansons que les Beatles aimeraient, mais celles que les personnages de la pochette aimeraient ». Curieuse pochette, en effet. On y trouve pêle-mêle Alistair Crowley, Marilyn Monroe, Dylan Thomas, Oscar Wilde, WC Fields, Gandhi, Albert Einstein...

Le fait que les Beatles puissent se camoufler derrière le paravent que constituait le groupe inventé du Sergeant Pepper leur a donné une liberté nouvelle pour expérimenter... et en même temps s’essayer à des formes désuètes (les vieilles chansons qu’aimait le père de Paul).

Il y avait aussi la volonté de rivaliser avec Pet Sounds des Beach Boys, qui était sorti en 1966, et qui était d’une complexité inusitée. McCartney a souvent déclaré qu’il considérait Pet Sounds comme supérieur aux albums des Beatles.

Les chansons de Sergeant Pepper ont chacune une telle importance historique et une telle personnalité (disons-le), que je n’ai pas d’autre choix que de les commenter une à une.

L’album s’ouvre sur la chanson-titre, qui explique ce qu’a été le groupe de Sergeant Pepper : « It was twenty years ago today, Sergeant Pepper taught his band to play... » Au début : des applaudissements, pris d’un enregistrement d’un concert. Puis la rythmique lourde s’ébranle, avec des accords de septième ; George dépose par-dessus des plans électriques très virulents. Et Paul commence à chanter, d’une voix rauque et rock. Plus loin, il y aura des cuivres de fanfare, comme il sied à une chanson présentant un tel groupe.

La première et la seconde chanson s’enchaînent sans la moindre pause. A la fin de la première, quelqu’un annonce que c’est le batteur, « Billy Shears », qui viendra chanter la seconde.

De fait, c’est Ringo qui chante « With A Little Help From My Friends ». Chanson popularisée par la version de Joe Cocker (avec Jimmy Page à la guitare). Nul besoin de cette version plus électrique : la version des Beatles est excellente également. On considère généralement qu’il s’agit de la meilleure prestation vocale de Ringo au sein des Beatles. « Style de chant singulier, comme son style de batterie » a dit un jour George Martin. La mélodie (composée par Paul) est d’une merveilleuse simplicité : le couplet et le refrain ne font appel qu’à cinq notes.

Un mot sur la basse. Paul fait entrer le jeu des bassistes dans une nouvelle ère. Les lignes de basse ont toutes été élaborées avec soin et enregistrées après les autres instruments. Dans ce domaine-là également, Paul voulait égaler Brian Wilson.

Justement, la troisième chanson, « Lucy In The Sky With Diamonds », présente une ligne de basse très mouvante. C’est une chanson de John, qui à l’époque de sa parution ne ressemblait à rien de connu sous le soleil. Cette chanson bien connue a suscité la polémique en raison de ses initiales (LSD). John prétendit à l’époque qu’il avait imaginé cette chanson à partir d’un dessin de son fils Julian, qui eût voulu représenter « Lucy dans le ciel avec des diamants ». George Harrison, lui, déclara laconiquement : « Ouais, il avait pris du LSD ». La mélodie qui ouvre la chanson, jouée au piano, est une des plus singulières et des plus belles qui soient. Si cette mélodie n’a pas été composée sous influence lysergique, je veux bien accepter n’importe quel gage. Mais passons... A partir de la ritournelle initiale, il y a eu un travail important afin de fixer la ligne de chant. Trois coups de tom introduisent le refrain, qui est binaire (alors que les couplets sont à trois temps). Le résultat final, avec ses mélodies venues d’ailleurs et ses paroles surréalistes (ses « marmalade skies » et ses « plasticine porters ») est une féerie pour cette fois.

« Getting Better » : le squelette de cette chanson, ce sont des notes aiguës rythmiques, extrêmement rythmiques, répétées à la guitare (et dont s’inspirera Elliott Smith). Puis on nous donne à entendre une adorable vignette pop. Le paradoxe, c'est que cette quintessence de pop repose sur un riff rythm'n blues au son chtonien. La production est remarquable, particulièrement lors de l'arrêt de la mécanique au troisième couplet... Ce passage est très psychédélique !

« Fixing A Hole » : la chanson que personnellement je préfère sur cet album, ou tout du moins que j’écoute le plus régulièrement. Paul répare-t-il le toit de sa maison, ou évoque-t-il un fix d’héroïne ? Peu importe... C’est surtout une magnifique chanson pop, hantée par des claviers enlisés tels ceux de Pet Sounds et par une basse marécageuse. Ce que je trouve peut-être le plus admirable, c’est la façon dont cette basse se maintient tout au long du couplet, au prix d’un léger décalage rythmique. Le refrain, comme dans la chanson précédente, recycle génialement un poncif du rythm’n blues. Le riff de guitare finit par monter, monter, pour tutoyer les sommets et permettre au couplet de se déployer à nouveau. Réellement, il y a là un esprit qui se permet de vadrouiller.

« She’s Leaving Home » réédite l’exploit qu’avait constitué « Eleanor Rigby », d’une façon peut-être encore plus impressionnante. Harmoniquement, il y a davantage de complexité ; et les chœurs sont d’une beauté à couper le souffle. C’est l’histoire d’une fille qui quitte le domicile de ses parents. Un sommet. Selon la légende, c’est cette chanson qui a provoqué l’abdication de Brian Wilson et l’enterrement du projet Smile.

« Being For The Benefit Of Mr Kite » : John s’est inspiré pour les paroles d’une affiche pour un spectacle de cirque qu’il avait achetée chez un antiquaire. La chanson, outre qu’elle est mélodiquement très belle, réussit à suggérer cette ambiance dès les premiers accords. John a été bien secondé par George Martin, à qui il avait demandé de créer une atmosphère de fête foraine (« je veux que ça sente la sciure »). Des dizaines d’enregistrements d’orgue ont alors été coupés et assemblés pour créer les sections instrumentales à trois temps. C’est une réussite : tout un monde bariolé surgit à l’écoute de cette chanson.

Les sept chansons qui viennent d’être évoquées composent la première face de l’album. Pour moi, c’est la face la plus forte jamais réalisée. La deuxième face est moins dense.

Elle débute par une chanson jouée uniquement sur des instruments indiens. George, qui était devenu l’ami de Ravi Shankar, tente à nouveau, comme il l’avait fait avec « Love You To », d’approcher de ses modèles indiens.

« When I’m Sixty Four » : Paul rend hommage à son père, qui joua dans un orchestre de jazz. Chanson de music-hall, avec des paroles pleines d’humour et de fort jolies clarinettes.

« Lovely Rita » : autre chanson de Paul à volonté humoristique (le narrateur s’éprend d’une « meter-maid », autrement dit une pervenche). Lourde orchestration. Naturellement, la mélodie rattrape un peu ce que le style de cette chanson pourrait avoir d’exaspérant.

« Good Morning Good Morning » : chanson inspirée d’une publicité TV pour Kellogg’s ! La chanson, derrière son rideau de cuivres puissants, est rythmiquement très complexe, avec des alternances de mesures irrégulières, ce qui n’empêche pas la mélodie de rester parfaitement accessible : c’est là une des signatures de John (son sens inné du rythme). Tout se termine dans un délire collectif : on entend des bruits d’animaux... Or chaque animal entendu est censé être capable de dévorer ou d’effrayer l’animal précédent ! Naturellement, ces bruits d’animaux ne sont pas sans faire penser à Pet Sounds...

Suit une reprise de la chanson-titre, reprise très électrique et plus rapide. One, two, three, four...

Enfin, l’album s’achève sur une réalisation extraordinaire, « A Day In The Life ». C’est la chanson des Beatles qui a peut-être été la plus commentée. Il est intéressant de remarquer qu’il s’agit d’une vraie collaboration entre John et Paul. Au départ, John avait un début de chanson, mais il lui manquait une suite. Ce début était magnifique, et George Martin a plus tard déclaré que dès la première maquette la voix de John donnait la chair de poule. Pour terminer la chanson, John a été trouver Paul, qui travaillait sur quelque chose de complètement indépendant. Par le plus beau des hasards, il s’est avéré que les deux chansons étaient complémentaires, traversées qu’elles étaient par une sorte de vide existentiel... Le problème était de les relier. Les Beatles ont alors eu l’idée d’un gigantesque crescendo orchestral. Ils ont demandé à des musiciens classiques de partir de la note la plus basse jouable sur leurs instruments, et de terminer sur la note la plus haute. Ce qui aurait pu n’être qu’une cacophonie fonctionne finalement parfaitement. A noter que ces vingt-quatre mesures révolutionnaires ont été complétées tardivement. Lors des premiers stades de l’élaboration de la chanson, un assistant comptait afin que les Beatles puissent savoir où on en était (un, deux, trois...). A la vingt-quatrième mesure, un réveil sonnait. Ce réveil a été conservé sur l’enregistrement, car il introduit fort logiquement la deuxième section, la « section McCartney » : « Wake up... ».

Les paroles de la chanson sont également une réussite. John s’est inspiré de dépêches journalistiques authentiques. Le narrateur est si distrait par les contingences de sa vie quotidienne qu’il en vient à rapporter sur un même ton blasé la nouvelle d’un accident de voiture, celle d’une terrible guerre venant de s’achever et celle de la présence de quatre-mille ornières dans les routes de Blackburn... Beaucoup ont rapproché les paroles de John de la grande tradition littéraire de l’absurde.

A album exceptionnel, fin exceptionnelle. Suite au deuxième crescendo orchestral intervient l’accord le plus célèbre de la musique pop : un mi majeur plaqué en même temps sur trois pianos. Le son a été traité avec qu’il se prolonge plus longtemps. Impression apocalyptique indescriptible. Puis plusieurs bidouillages marquent la toute fin de l’album : notamment des ultra-sons inaudibles pour l’homme, mais destinés à énerver les chiens des auditeurs : ça, c’est une idée de John !

Sergeant Pepper, plusieurs décennies après le choc qu’il a engendré, demeure un album essentiel. C’est l’album des premières : première fois qu’autant de temps et d’argent étaient engloutis dans la réalisation d’un album, première fois qu’on envisageait un album comme un tout (idée d’ « album-concept »), première fois que les paroles étaient inscrites sur la pochette... Bref, la pop devenait quelque chose de sérieux. Cet album-là, on ne l’écoutait pas distraitement, mais en boucle, attentivement, allant même jusqu’à méditer les paroles !

Pour être complet, il faut signaler que les deux premières chansons enregistrées durant ces sessions Sergeant Pepper ont été « Strawberry Fiels Forever » et « Penny Lane ». Elles ne figurent pas sur l’album, mais constituent la matière du plus fameux single de l’histoire. C’est dire à quel point les Beatles, en cette année 67, étaient en état de grâce. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr