Cet album est considéré par certains critiques comme le meilleur des Beatles, et partant, peut-être le meilleur de l’histoire. Je n'irais pas jusque là. Il est vrai qu'il fait faire un pas de géant à la musique pop, et qu'il anticipe tous les courants de la fin des années 60. Mais il est vrai aussi qu'entre innovation et plaisir d'écoute il n'y a pas toujours coïncidence...
Revolver est considéré comme un Rubber Soul part two. Même nombre de chansons, même volonté d'expérimentation, choix d’un single évident pour le titre introductif... Cependant, la pochette, réalisée à l’encre de Chine par Klaus Voorman, et présentant à nouveau les quatre Beatles de face, symbolise bien la différence entre ces deux albums. Ce qui était chatoyant et coloré sur Rubber Soul est ici monochrome, plus froid, distordu par l'usage croissant de drogues. On comprend mieux à l’écoute pourquoi Revolver a été si prisé dans les dernières décennies : il y a quelque chose dans le son qui préfigure déjà le son du post punk ou de la cold wave, et qui creuse un fossé définitif avec la musique du début des sixties, musique dans laquelle Rubber Soul baignait encore tout entier. Avant Revolver, certaines influences demeuraient très reconnaissables dans la musique des Beatles (Dylan, les pionniers du rock, etc.) ; sur Revolver, chaque titre est éminemment beatlesien. On ne se contente plus de mélodies et d’harmonies jouissives ; il y a en permanence invention d’une musique nouvelle.
Trois chansons figurent indubitablement parmi les plus inoubliables des Beatles : "Eleanor Rigby", "Here, There And Everywhere" et "I’m Only Sleeping".
"Eleanor Rigby" est la chanson orchestrale définitive. Jonny Greenwood de Radiohead a dit un jour qu’ après "Eleanor Rigby", pendant trente ans, il n’y avait rien eu de nouveau en matière d’arrangements de cordes. C’est une chanson qui marque pour les Beatles un nouveau progrès dans l’assimilation du langage musical classique : lors de l’enregistrement de "Yesterday", Paul avait fait appel à un quatuor à cordes, mais la guitare était encore présente ; ici, il y a huit instruments à cordes, et aucun des instruments typiques du rock. Paul a d’abord composé la mélodie au piano, puis il l’a munie d’une grille d’accords atypique (en mode dorien, chose très rare dans la musique populaire). Les paroles, mornes et picturales, ont été écrites de façon relativement collective par les Beatles. Enfin, George Martin a écrit une partition d’une remarquable modernité, tout à la fois dramatique et expressionniste (il s’est inspiré en partie du style d’écriture de Bernard Herrmann).
"Here, There And Everywhere" est une des plus belles ballades de McCartney. Une vraie orgie d’accords, avec chœurs omniprésents, comme Laurent Voulzy a rêvé toute sa vie d’en faire. C’est sucré, mais en même temps acide, grâce à cette phrase chromatique de George qui vient ponctuer le refrain : un authentique coup de génie.
"I’m Only Sleeping" : la plus belle drug song de John Lennon. Le son a quelque chose d’indianisant, avec une guitare rythmique au son trafiqué (elle est compressée électroniquement) et une guitare lead dont les enregistrements sont passés à l’envers : extraordinaire travail préparatoire de George afin que les bandes inversées s’intègrent convenablement à la chanson. Pour le reste, la mélodie est magnifique, cela va sans dire.
Les chansons de John sur Revolver sont toutes expérimentales. Outre "I’m Only Sleeping", il a commis trois chansons reposant sur un son de guitare très saturé : "She Said She Said", "Doctor Robert", "And Your Bird Can Sing". La première est extraordinaire, avec un passage à trois temps durant le refrain (« Everything was right... ») et une prestation étonnante de Ringo à la batterie. La deuxième est très bonne ; elle évoque le docteur Robert Freymann qui fournissait de la drogue à diverses célébrités. La dernière, la plus béate, est coupée, avant chaque couplet, par un passage guitaristique qui me paraît d’un goût douteux. Elle demeure néanmoins originale et d’un bon niveau.
Enfin, John a écrit "Tomorrow Never Knows" qui est l’un des grands jalons de l’histoire de la musique pop. Pour l’anecdote, Michka Assayas m’a confié qu’à chaque écoute de Revolver il était touché par cette chanson. John est entrée en studio avec l’idée de réaliser une chanson contenant un seul accord. Au final, avec les diverses couches instrumentales superposées, on ne peut pas considérer que la chanson contienne un seul accord, même si la basse reste fixe. John, qui avait écrit les paroles après une lecture du Livre tibétain de la mort sous acide, avait demandé à George Martin de faire en sorte que sa voix ressemble à celle du Dalaï-Lama chantant au sommet d’une montagne. Le travail effectué a été si extraordinaire qu’on n’est pas loin de ressentir cette impression ! Les autres Beatles, notamment McCartney, ont effectué des collages de bandes qu’ils ont passées à l’envers. Ce sont ces boucles trafiquées, au sein desquelles on reconnaît des cris de mouettes, qui constituent l’arrière-plan sonore de la chanson.
Les contributions de George sur Revolver me semblent moins bonnes que sur Rubber Soul. "Taxman" se voulait une attaque en règle du ministre Wilson, censé avoir établi une fiscalité trop pénalisante ("here's one for me - nineteen for you"). L’attaque est facile, le songwriting un peu léger (le riff, en somme, ressemble à celui de "Doctor Robert", mais avec une mélodie moins incisive). Cependant "Taxman" n’a pas été sans raison la première chanson d’Harrison à atterrir en face A d’un 45 tours des Beatles. Les arrangements font leur petit effet, avec des chœurs et des solos de guitare étincelants. "Love To You" est une chanson à l’indienne, comme plus tard "Within You Without You". Pas ma cup of darjeeling, même si elle a le mérite de prolonger opportunément "I’m Only Sleeping", et même si dans le genre c’est une réussite. Troisième et dernière chanson de George : "I Want To Tell You", qui contient quelques chromatismes évocateurs, mais dont le pont manque sans doute un peu de panache.
Quant à Paul, il a brillé dans son registre habituel : la mélodie magnifiquement ouvragée. Hormis "Here, There And Everywhere", il a écrit la ballade "For No One”, une des chansons des Beatles les plus sous-estimée, que même John Lennon déclarait apprécier. Paroles touchantes, mélodie exquise, arrangements raffinés avec accompagnement de clavecin et solo de cor anglais. C’est superbe. Paul a écrit encore "Yellow Submarine", chanté par Ringo. On aime ou on n’aime pas... "Good Day Sunshine" : les paroles ont été inspirées par l’extraordinaire "Daydream" de Lovin’ Spoonful. Comme ce dernier, "Good Day Sunshine" a un côté swing (et même boogie). Mais les arrangements sont bien différents : l’espace sonore est occupé par un piano enregistré sur une bande défilant rapidement, bande qui a été ralentie ensuite au mixage. On a donc une impression de pesanteur. Très jolie chanson d’été. Enfin, "Got To Get You Into My Life" : une ode à la marijuana avec un son inspiré par les productions Stax et des cuivres. John, à nouveau, appréciait beaucoup.
Ayant dit tout cela... Je me rends compte que Revolver est supérieur à la somme de ses parties. Album moins dépouillé que Rubber Soul, mais plus foisonnant, plus luxuriant... Davantage de masse, davantage de prises de risque : l’énergie cinétique qui atteint l’auditeur n’en serait-elle pas plus importante ? C’est à voir. Cet album, en tout cas, a une atmosphère, atmosphère...
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