OK Computer : album absolument incontournable, élu très souvent meilleur album des nineties, et parfois même meilleur album de tous les temps.
Il faut vraiment saluer Radiohead pour sa volonté constante de progresser et de défricher des terra incognita. Après un The Bends indépassable dans le registre du rock à guitare (l'album était mélodieux de bout en bout), Radiohead, pour ne pas stagner, se devait de tenter de nouvelles expériences. Il le fit de la façon la plus impressionnante qui soit : OK Computer est la bande-son définitive du film de notre époque. Album post-moderne, empli de héros qui crient sous le poids de la technologie.
Radiohead a su conserver les atouts qu'il avait mis au jour pour l'album précédent : lyrisme tourmenté et poignant du chanteur à l'oeil clos (Thom Yorke), fond bruitiste, souvent aventureux, du guitariste Jonny Greenwood. Mais tout a été pensé pour rendre plus frappante l'expression de l'aliénation. Les chansons sont plus étirées. Certaines, comme "Paranoid Android", comprennent trois sections de nature radicalement différente. Pour cette raison, certains ont parlé de rock progressif, au sujet d'OK Computer, ce qui est pour le moins réducteur. La production, surtout, se met au service des visions de Thom Yorke. Nigel Goldrich, qui supplante ici John Leckie, a réellement réalisé des merveilles. Le seul son des guitares dessine un univers oppressant. Pour preuve, faites ce test : demandez à un enfant ce qu'il ressent en écoutant ces guitares, et il vous dira qu'il pense à quelque chose qui "fait peur". Il y avait déjà des claviers et des cordes dans The Bends, mais leur usage s'est généralisé pour OK Computer. La palette instrumentale est nettement plus ample...
Pour toutes ces raisons, on peut dire qu'OK Computer mérite d'être classé au-dessus de tous les autres albums. C'est un objet qui échappe complètement au cadre balisé du rock, pour atteindre à l'expression d'une vision artistique (tout galvaudé que soit ce mot). De fait, il dépeint le monde moderne comme bien peu d'oeuvres artistiques l'ont fait. Et alors que, pour sauver le rock, resurgit tout une floppée de groupes à guitares, on ne peut que se retourner vers le Radiohead d'OK Computer pour qu'il nous indique le chemin...
Venons-en au contenu de l'album. La pochette, tout d'abord, est signée comme d'habitude par Stanley Dowood. Elle semble contenir des références à 1984 de George Orwell, ce qui est bienvenu, puisque l'album tout entier baigne dans une atmosphère de contre-utopie (ce que les Anglais appellent "dystopia").
La chanson introductive, "Airbag", montre à quel point en cette année 1997, dans leur manoir, les cinq Oxfordiens s'étaient éloignés des clichés du rock. La batterie ressemble aux gimmicks de la dance (plus particulièrement de DJ Shadow). Le riff de guitare, au son terriblement distordu, navigue entre les notes de deux accords... Cette chanson a pour base un cauchemar récurrent que faisait Thom Yorke, et dans lequel il revoyait un accident de voiture qu'il avait eu dans sa jeunesse.
La deuxième chanson est un stupéfiant chef d'oeuvre : "Paranoid Android". Cette chanson, sans doute la plus connue de Radiohead, est composée de trois segments qui ont été artificiellement (et parfaitement) mis bout à bout, à la façon du "Happiness Is A Warm Gun" de Lennon. Le premier segment est construit sur des arpèges. Il faut noter le rêve de guitare que Jonny Greenwood vient poser à la fin de cette grille d'arpèges, permettant ainsi de remonter le cycle depuis son origine. Thom Yorke chante mieux que jamais, n'hésitant pas à soutenir longuement ses fins de phrases, recourant à un vibrato (très maîtrisé). La deuxième section, nettement plus bruyante, débute par l'énoncé d'un riff en distorsion. Elle culmine par un solo déglingué, bruitiste, génial... Le riff mute, faisant passer la mesure de huit à sept temps... Puis vient la dernière section, un étrange cantique qui voit un Mellotron au son d'harmonium se poser par-dessus la base descendante... Thom Yorke est rejoint par une voix synthétique (à peu près la même qu'on retrouvera dans "Fitter Happier"). C'est magnifique. Solo bruitiste pour conclure.
"Subterrean Homesick Alien", dont le titre est la parodie d'une chanson bien connue de Bob Dylan, a été surtout été l'occasion d'un travail extraordinaire de Jonny Greenwood. Il a dit avoir été inspiré par le son de Bitches Brew de Miles Davies. Mais ce son-là, à vrai dire, n'appartient qu'à lui. Il est epaulé par des claviers au son féérique et par un Rhodes en arrière-plan. Les paroles reprennent en partie un petit texte que Thom Yorke avait écrit dans son enfance, et qui traitait de ce problème : que se passerait-il si un alien atterrissait dans votre jardin ? (!)
"Exit Music (For A Film)" est une chanson à aborder avec recueillement... A l'origine, c'est une ballade, interprétée par Thom Yorke avec sa seule guitare. Mais la mélodie est d'une splendeur rare... Elle est chantée avec une sorte de résignation : "Breathe...". C'est une réécriture de l'histoire de Roméo et Juliette. Mais certaines phrases sont plutôt déjantées. Jugez-en plutôt : "We hope that you choke" (nous souhaitons que tu t'étrangles). Thom Yorke ne reste pas longtemps seul : des accords de clavier et des choeurs synthétiques (fantastiques) viennent le soutenir, puis la section rythmique (la basse ayant un son déformé par la fuzz) entre en piste, pour un acmé précédant la chute finale.
"Let Down" est une chanson qui traite de la vacuité de la vie moderne. La mélodie n'est pas la meilleure de l'album, selon moi... A noter que plusieurs pistes de guitares jouant dans des tempos différents ont été superposées.
"Karma Police", totalement en adéquation avec le décor général de l'album, imagine une police omniprésente. Le couplet se déploie sur une belle grille d'accords ; le refrain, toutefois, a un riff de piano qui rappelle fortement "Sexy Sadie" des Beatles. La coda est remarquable, avec son bizarre effet d'écho sur les voix.
"Fitter Happier" est très atypique. Elle n'est pas chantée par Thom Yorke... En remplacement, nous avons la voix monocorde d'un synthétiseur vocal (disponible à l'époque sur les ordinateurs Apple). Cette substitution s'est avérée judicieuse. A la lecture de livres de science-fiction comme Le Meilleur des mondes, ce sont des voix comme celle-ci qu'on imagine bourrer le crâne de tout un chacun... En arrière-plan, on peut entendre une ligne de piano maigrelette (mais très suggestive) jouée par Thom Yorke.
"Electioneering" est un prêche, le prêche d'un politicien essayant de vendre son programme. C'est la chanson la plus électrique de l'album. La guitare, aussi bien pour les solos et pour la rythmique, a un son très rêche.
"Climbing Up The Walls" est, selon l'expression consacrée, une des chansons les plus effrayantes de Radiohead. Elle fait un large usage des synthétiseurs, qui jouent les trois accords des couplets, pendant que résonne une batterie répétitive et obsédante. La capacité de Jonny Greenwood à "bruiter" à la guitare est, bien entendue, utilisée dans cette chanson. La ligne de basse est jouée sur un Fender Bass Station. C'est donc un titre très synthétique, censé reproduire l'ambiance régnant dans les asiles psychiatriques au Royaume-Uni (Thom Yorke y avait travaillé un temps). Certains patients étaient par moments pris de panique et cherchaient à s'échapper...
"No Surprises", qui a des faux airs de berceuse, a été le troisième single issu de l'album. La mélodie est très accessible, il faut dire... Néanmoins, c'est à mon sens le moins bon titre avec "Let Down". Les paroles, tristes, appelant à quitter la jungle urbaine pour trouver un cadre de vie plus humain, font contraste avec la musique, plutôt consolante (cf les choeurs beatlesiens, sur la fin).
"Lucky", qui fut disponible avant même la sortie de l'album (sur un disque de charité), est un des points culminants d'OK Computer. Des bruitages l'introduisent : ils ont été réalisés par Ed O'Brien en frottant des cordes de guitare au-delà du sillet. La mélodie, sur les couplets, a la simplicité des chansons de Nirvana. Le son, lui, est lourd, quoique non distordu. Sur les refrains, une guitare planante, pleine de sustain, retentit... Une très belle chanson, manifestement inspirée par des réminiscences de cauchemars : "Kill me, Sara (...) Pull me out the lake".
La dernière chanson de l'album, "The Tourist", est une réussite artistique. Elle a été écrite par le guitariste Jonny Greenwood suite à un séjour à Paris. Il voyait en effet des touristes passer au milieu des splendeurs de la capitale en ne pensant qu'à "remplir" au maximum leur séjour, sans penser à lever la tête. D'où le refrain : "Slow down". Si je parle de réussite artistique, c'est parce que Jonny Greenwood a voulu que la texture musicale reflète le propos. Il voulait que les mailles en soient ajourées, que l'auditeur soit mis en présence d'une conception du temps inhabituelle en musique. Ce qu'il a voulu, il l'a réalisé. Et (cela va de soi), la chanson, en plus d'être parfaite application d'une belle idée, demeure mélodieuse. Le couplet, un peu comme dans "Lucky", culmine haut, en mettant à contribution les capacités vocales de Thom Yorke.
Certains ont vu dans le fait que les derniers mots de l'album ("Slow down") rejoignent les premiers ("Airbag" traitant d'accidents de voiture) une preuve supplémentaire à apporter au dossier "OK Computer album concept".
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