Syd Barrett, le diamant fou, n'a eu le temps de produire qu'un seul album avec Pink Floyd avant de devoir partir, laissant le groupe entre les mains de Roger Waters, qui en fera l'instrument d'une vision musicale bien différente. Lors des derniers concerts donnés avec Pink Floyd, Syd était déjà ailleurs, complètement halluciné, jouant nonchalamment des mélodies sans rapport avec les morceaux censés être interprétés. En dépit du climat de l'époque, qui était presque une incitation à la démence, il sembla bientôt que les dernières parcelles de raison de Syd Barrett avaient été dissoutes par le LSD. Bilan : séjour en hôpital psychiatrique, et fin du Pink Floyd première période.
Quand Syd Barrett sortit de l'hôpital, il reprit contact avec EMI, en vue d'enregistrer un album en solo. Une première série de séances d'enregistrement aboutit à la première face de Madcap Laughs, l'album que nous chroniquons ici. Ces premières sessions furent dirigées par Malcolm Jones, un vétéran de la musique progressive. Les musiciens de Soft Machine accompagnèrent Syd sur plusieurs titres.
Le titre qui ouvre l'album, "Terrapin", est magnifique. Une guitare acoustique et une guitare électrique cristalline parfaitement produites : voilà tout l'accompagnement. Ca suffit à Syd pour composer un paysage sonore lumineux.
Les trois chansons suivantes, de très bon niveau, sont boostées par la section rythmique de Soft Machine. Expériences vraiment intéressantes. Robert Wyatt, lui aussi une personnalité excentrique, arrive parfaitement à suivre Syd dans ses délires, sur "No Good Trying" et "No Man's Land". Ce dernier titre est baigné par le ressac d'une guitare en distorsion, et annonce presque la musique noisy ! Accompagnement plus swing sur "Love You".
"Here I Go" est une chanson dotée d'une grille harmonique et d'une mélodie très pop. Rafraîchissant.
La seule chanson problématique sur la face A, c'est "Dark Globe", qui a cassé les oreilles de bien des auditeurs. Le fait est que c'est une chanson qu'on n'oublie pas. Syd chante et s'accompagne seul à la guitare. Il ne respecte aucun rythme et paraît rajouter ici et là des mesures d'accords, au gré de son humeur. C'est un phénomène qu'on peut constater sur d'autres démos de l'album, comme si Syd Barrett, dans sa confusion mentale, s'était mis en tête d'inventer une autre musique, une musique plus libre. L'interprétation vocale de Syd va du piano (un peu) au fortissimo (beaucoup), et ces changements d'intensité dictent des changements de tempo. C'est aussi quelque chose de nouveau : l'introduction du rubato dans la musique populaire. Syd paraît vraiment se mettre en quatre afin d'interpréter sa chanson avec le plus d'âme que possible. On imagine volontiers un troubadour allant chanter sa canso amoureuse à sa dame, en se cambrant, la main sur le cœur... Si maintenant, on observe les paroles, on est bouleversé, car Syd Barrett, qui semble être conscient de ses problèmes mentaux, supplie qu'on lui tende la main.
Venons-en à la face B. Malcolm Jones ayant lâché prise, découragé par l'attitude de Syd, ce sont les amis de Syd qui sont venus à la rescousse : David Gilmour et Roger Waters, comme de bien entendu. Dans ce cadre rassurant, Syd va se hausser au niveau des plus grands et créer des chansons d'une singularité unique. C'est d'abord "Octupus", une des mélodies les plus accrocheuses qu'il ait composées, sur un rythme marqué. Puis c'est "Golden Hair". Syd a travaillé très longtemps à cette chanson. Il s'agit de la mise en musique d'un poème de James Joyce. La mélodie est répétitive, superbe, rendue suggestive par l'emploi de claviers et de cymbales. Quelques contre-chants résonnent aussi dans la nuit de cette chanson. Seul un grand artiste pouvait créer quelque chose comme "Golden Hair". Et voilà qu'arrive "Long Gone". C'est une des plus belles chansons de Syd. Elle aurait brillé même sur The Piper At The Gates Of Dawn. Syd chante les couplets d'une voix de basse lugubre ; il est rejoint sur les refrains par "les" Pink Floyd : choeur et Hammond hallucinatoire.
Après ces sommets, les trois chansons à venir apparaîtront, forcément, décevantes. Comme pour "Dark Globe", Syd est seul, et ne tient pas compte du rythme. Pour "She Took A Long Cold Look" et "Feel", ça passe bien. Au sein de passages qui paraissent confus émergent soudain des mélodies remarquables. Il ne faut pas oublier que Syd est un des mélodistes les plus originaux d'Angleterre... Par contre, pour "If It's In You", chanson pour laquelle a d'ailleurs été conservée un faux-départ geignard (on se demande pourquoi), c'est plus gênant...
Enfin, "Late Night" est une chanson bouleversante. Plusieurs guitares slide tissent un univers étrange. Syd confesse "A l'intérieur de moi, je me sens creux et irréel". Or, justement, sa voix paraît si lointaine, en-dehors même du champ de la chanson...
Cet album n'est pas facile, il est impossible de prétendre le contraire. Il contient cependant des moments de génie qui mettront tout le monde d'accord dès la première écoute. Le reste nécessitera des efforts supplémentaires... S'il faut se procurer cet album, c'est parce que Syd Barrett est incontestablement un des grands originaux de la musique pop. Ses mélodies et ses harmonies sont absolument inimitables. De tous les albums de la folie (on pense aussi à Oar de Skip Spence, aux disques effrayants de Rocky Erickson, etc.), c'est de toute façon le plus abouti. Syd Barrett lui-même développera une vision moins originale dans Barrett, paru également en 1970, et regroupant des morceaux qui n'avaient pas été enregistrés pour The Madcap Laughs.
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