The Bends - Radiohead (1995)


1. "Planet Telex" – 4:19
2. "The Bends" – 4:04
3. "High and Dry" – 4:20
4. "Fake Plastic Trees" – 4:51
5. "Bones" – 3:08
6. "(Nice Dream)" – 3:54
7. "Just" – 3:54
8. "My Iron Lung" – 4:37
9. "Bullet Proof..I Wish I Was" – 3:29
10. "Black Star" – 4:07
11. "Sulk" – 3:43
12. "Street Spirit (Fade Out)" – 4:12

 

Radiohead, avant The Bends, était connu comme le groupe d'un single, "Creep" (single n'évitant pas, par surcroît, les clichés auto-destructeurs de son temps). Cela faisait craindre pour lui le destin de tant de groupes éphémères n'ayant brillé que le temps d'un méga-hit. En somme, rien ne préparait à la révélation extraordinaire que constitua The Bends.

Aujourd'hui, The Bends est largement sous-estimé, en raison de l'évolution considérable qu'a subie la musique de Radiohead. En 1995, il n'était pas question de Rhodes ni d'ondes Martenot. Radiohead faisait de la musique à guitares. Radiohead pouvait raisonnablement être inclus dans le vaste mouvement britpop qui avait déferlé sur les ondes.

Mais il y avait dans chaque chanson suffisamment d'acidité et d'éléments corrosifs pour qu'on ne puisse pas confondre Radiohead avec les groupes de power-pop prisés par les stations FM (adeptes de grands accords joués de façon spectaculaire, comme aurait pu dire Ionesco s'il était encore parmi nous) ni même avec Oasis.

J'invite donc tous les amateurs de Blur, de Pulp, des Auteurs, et plus largement de tous les groupes britanniques de la première moitié des années 1990 à réécouter cet album sans idées préconçues. Il est très difficile, avec de simples guitares, de faire mieux que ça. C'est bon de bout en bout.

La première chanson, "Planet Telex" (anciennement appelée "Planet Xerox"), après que des bruitages évoquant une ascension dans les airs se soient fait entendre, annonce le caractère saturé de l'album : des guitares noisy comme celles de My Bloody Valentine. Mais la chanson va plus loin et annonce déjà les futures chansons de OK Computer. Elle fait appel à des claviers atmosphériques et à une rythmique de batterie obsédante rappelant la dance. Ses paroles signalent l'univers post-moderne dans lequel évolueront bon nombre de chansons de Radiohead. A noter qu'elle a été enregistrée alors que les membres du groupe étaient en état d'ébriété avancé. Thom Yorke l'a chantée allongé sur le dos, quasiment comateux...

La deuxième chanson, "The Bends", a été un classique des concerts de Radiohead à l'époque. Elle est construite sur des accords distordus. Mais elle conserve, elle aussi, une part de singularité. Il y a d'abord les interventions de Jonny Greenwood, le guitariste, qui fut sûrement le plus inventif des nineties de ce côté-ci de l'Atlantique. Il y a le passage "I wish, I wish...", très rythmique, qui convoque à nouveau les rythmiques des musiques noires. Mélodie mémorable de bout en bout, pour le reste...

"High And Dry" datait des sessions de Pablo Honey. Le groupe ne l'avait pas conservée car il trouvait qu'elle ressemblait à du Rod Stewart ! Elle mêle pourtant fort bien guitare acoustique et guitare électrique (sur le refrain et sur le solo). La ligne mélodique, même si elle bouge beaucoup, n'a rien d'indécent, contrairement à ce que semblait penser Thom Yorke. Indice de sa popularité : en 2000, alors que Radiohead avait fait le choix d'une musique moins conventionnelle, des gens comme Moby et Courtney Love (la pseudo-chanteuse) avaient regretté que Radiohead ne fasse plus de chansons dans le style de "High And Dry".

"My Fake Plastic Trees" est une chanson essentiellement acoustique qui raille le mode de vie consumériste (ma poubelle en plastoque, mon arbre en plastoque, etc.). C'est sans doute avec "Street Spirit" la chanson de l'album qui a le plus attiré l'attention. Jonny Greenwood l'a dotée d'une belle partition de cordes, et Thom Yorke a chanté ses vocaux après avoir assisté à un concert de Jeff Buckley qui l'a laissé en larmes.

"Bones" : une chanson comme celle-là, qui n'a pas la popularité d'autres chansons de l'album (même si les membres du groupe l'apprécient énormément), est un bon indice de la densité de The Bends. Elle n'emploie aucun topos harmonique. La guitare, rendue lancinante par le delay pendant le couplet, se fait saturée pendant le refrain, selon un schéma efficace hérité du grunge. Guitares sales, lorgnant vers les procédés bruitistes, tout en restant concises. Le discours est construit comme un crescendo lyrique (notez les choeurs au moment du pont) et signale un très grand groupe.

Et la chanson suivante, "(Nice Dream)", n'est pas faite pour affaiblir cette impression. C'est un grand chef d'oeuvre, avec son rythme à trois temps, son chant éthéré, ses arpèges et ses violons sur le refrain... Radiohead maîtrisait tellement ses effets qu'il n'a pas craint d'ajoindre à la chanson un solo presque free...

"Just" est un maëlstrom rock. Les guitares saturée et les guitares en son clair s'y juxtaposent et s'y superposent sans que jamais la ligne mélodique ne soit tranchée. A l'origine, Thom Yorke et Jonny Greenwood s'étaient lancés dans une sorte de compétition dont le but était de vérifier quel nombre maximal d'accords il était décemment possible de faire entrer dans un morceau. Jonny Greenwood réalise, avec cette chanson, une grande prestation. Son solo seul est kaléidoscopique : tremolo picking, mélodie en son clair qu'aurait pu jouer un guitariste classique, bruitisme...

"My Iron Lung" était une chanson écrite par Thom Yorke dans la foulée du succès de "Creep", et censée conjurer tous les maux qu'avait apportés cette dernière (dans son esprit). Il y parle de "poumon d'acier" (respirateur artificiel), ce qui montre à quel point il se sentait oppressé.

"Bullet Proof... I Wish I Was" est une belle ballade acoustique. Arpèges byrdsiens sur le refrain, pendant que Thom Yorke dans un registre aérien.

"Black Star" : comme "Just", c'est une très belle chanson rock, avec guitares vibrantes et ligne mélodique idiosyncrasique. Chanson passionnante de bout en bout. La descente de guitare sur le deuxième couplet, le contre-chant sur le troisième couplet, l'outro... tout cela concourt à suborner l'auditeur jusqu'au dernier accord.

"Sulk" : idem que pour toutes les autres chansons... Musicalité, arrangements... Une musique foisonnante et constamment inventive... Et que Thom Yorke chante bien ! La basse de Colin Greenwood, opportunément, est plus mouvante sur ce titre.

On termine avec la plus belle chanson de l'album, et une des plus grandes chansons de l'histoire de la pop : "Street Spirit". Description d'une rue aux ombres bleues comme du Trakl. C'est une chanson d'une grande pureté, dont Thom Yorke a dit qu'il ne l'avait pas trouvée : elle s'était imposée à lui. Elle est construite sur un arpège obsédant auquel la chanson doit une bonne partie de son étrangeté. Pour le deuxième couplet, une guitare qui sonne comme un clavecin vient se surajouter. Et Thom Yorke livre une grande performance vocale, appuyant sur ses vibratos avec un naturel admirable.

Après avoir écrit ceci, tout en écoutant l'album, je me trouve à nouveau très impressionné par cette musique. J'avais presque oublié que The Bends était si parfait. Les paroles sont originales ; la musique est lyrique et touchante sans discontinuer ; et la guitare lead de Jonny Greenwood, toute en dérapages, ajoute une violence dissonante qui s'accorde avec le post-modernisme évoqué par certaines chansons. Qui a fait mieux, durant les nineties

              Damien Berdot
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