Doolittle - Pixies (The) (1989)


1. "Debaser" – 2:52
2. "Tame" – 1:55
3. "Wave of Mutilation" – 2:04
4. "I Bleed" – 2:34
5. "Here Comes Your Man" – 3:21
6. "Dead" – 2:21
7. "Monkey Gone to Heaven" – 2:56
8. "Mr. Grieves" – 2:05
9. "Crackity Jones" – 1:24
10. "La La Love You" – 2:43
11. "No. 13 Baby" – 3:51
12. "There Goes My Gun" – 1:49
13. "Hey" – 3:31
14. "Silver" – 2:25
15. "Gouge Away" – 2:45

 

Les sauveurs du rock des années 80 ? Il y avait bien eu quelques escarmouches initiées par des groupes de Minneapolis (Hüsker Dü et les Replacements) et aussi la significative offensive bruitiste (emmenée par Sonic Youth), mais enfin le bruit produit n'avait pas été de nature à inquiéter les dégueulasses divas qui trônaient en tête des charts américains. Avec les Pixies, cependant, quelque chose advint. La presse européenne s'affola, et pour la première fois un groupe indépendant américain obtint un succès commercial : Doolittle, par exemple, atteignit la huitième place des ventes en Grande-Bretagne.

Du coup, Kurt Cobain n'était plus le seul mec d'importance à faire tourner du rock indépendant dans sa chambre...

Si les Pixies ont dérêglé la machinerie des éditeurs et des radios, c'est qu'un vent de folie émanait de leurs propres personnes. Au commencement étaient Charles Thompson et Joey Santiago (né au Philippines), deux étudiants à l'Université du Massachussets. Charles Thompson, vite renommé Black Francis, avait un background musical mélodieux : Beatles et folk (mais aussi Iggy Pop). Joey Santiago avait grandi dans le punk et dans Hüsker Dü. La légendaire annonce passée dans un journal de Boston fit la synthèse de ces influences contradictoires : "Cherche bassiste aimant Hüsker Dü et Peter, Paul & Mary". Une personne répondant à cette annonce ne pouvait qu'être originale... Ce fut la très cool Kim Deal ("as cool as Kim Deal", comme l'a proclamé une chanson des Dandy Warhols). Elle avait fait partie d'un groupe dans lequel sa soeur Kelley était à la batterie... Mais il s'avéra impossible de joindre Kelley. Alors Kim Deal proposa Dave Lovering comme batteur...

Les premières gigs des Pixies furent réputées "les pires de l'histoire du rock". Nul moyen de vérifier aujourd'hui... Ce qui est certain, c'est que la musique initiale des Pixies est particulièrement déjantée. Il y a des changements de rythmes dans les chansons, des sons de guitares stridents hérités de Sonic Youth... Les paroles de Black Francis traitent de sujets absolument déments : l'inceste, les héros bibliques, les extra-terrestres...

Les Pixies publièrent un mini-album, Come On Pilgrim, en 1987, puis un premier album en 1988, Surfer Rosa. Il y a des choses excellentes sur ces premières productions. La chanson "Where Is My Mind", reprise depuis par toute une floppée de groupes, figure sur Surfer Rosa. Mais cette musique, furieuse au possible, ne pouvait pas draguer un large public...

Les Pixies s'acoquinèrent alors avec Gil Norton, qui avait produit le très élégant album des Triffids, Born Sandy Devotional. Cette collaboration s'avéra judicieuse : l'album qui en résulta, Doolittle, est presque unanimement considéré comme le meilleur des Pixies, même s'il y a naturellement quelques freaks inconditionnels des dérapages sans concessions des débuts. Si l'on se veut objectif, on ne peut que convenir que Doolittle est un objet parfait, une impeccable conciliation entre folie et mélodie.

La folie ? Les morceaux introductifs, "Debaser" et "Tame", en donne une juste idée, entre les guitares désaccordées et les hurlements terrifiants de Black Francis, tout comme "Crackity Jones", qui est joué à une vitesse vertigineuse. Cette dernière chanson évoque un camarade de chambrée complètement insensé avec qui Black Francis avait passé 6 mois à Porto Rico. Pour cette raison, les harmonies ont un côté hispanique (triades en sol# et la sur une pédale de do#). Pour un autre exemple de paroles démentes, cf "Wave Of Mutilation".

Les deux chansons que je préfère sur cet album sont peut-être "Dead" et "Mr. Grieves". La première a des paroles sans queue ni tête, auxquels la diction robotique de Black Francis donne un sens. Rien ne peut donner idée du génie qui a présidé à l'agencement des sons de guitare dans une chanson comme "Dead"... Et Black Francis est bel et bien le plus grand producteurs de cris variés jamais enregistré : "Dead !". "Mr. Grieves" débute sur une rythmique reggae avant de laisser la guitare statosphérique de Joey Santiago prendre son essor. Joey Santiago était à l'époque influencé par le surf-rock... Ces deux chansons sont en tout cas tout aussi folles que magnifiques. Voguant dans les mêmes eaux : "There Goes My Gun".

Le versant le plus pop, quant à lui, est représenté par des chansons comme "Here Comes My Man", calibrée pour les radios mais surtout impeccable, et par "Monkey Gone To Heaven", où résonne un violoncelle. Ces chansons, comme d'autres, illustrent la parfaite complémentarité entre la voix de Black Francis et celle de Kim Deal.

Les deux dernières chansons de l'album sont particulièrement remarquables. "Silver" est une création de Kim Deal : une chanson à trois temps où des voix aériennes plânent sur un fond sonore allumé (avec guitare bottleneck façon blues du Delta et guitare saturée). "Googe Away", enfin, conclut en beauté l'album. Cette chanson exemplifie le style contrasté des Pixies : couplet en son clair, refrain violent au son distordu. Si vous voulez vérifier par vous-mêmes tout ce que Nirvana devait aux Pixies, écoutez cette chanson. Alors que dans le grunge, les contrastes seront caricaturaux, ici les nuances existent. Les interventions à la guitare de Joey Santiago contribuent à créer un effet de crescendo. Il faut noter également que la grille d'accords est très particulière : elle comporte trois accords repris sur toute la durée de la chanson. C'est une caractéristique du songwriting des Pixies ; ils n'hésitent pas à élaborer des grilles harmoniques de trois mesures alors que la norme veut qu'on se base sur quatre mesures. Par cette indifférence aux conventions, les Pixies ont réussi à dynamiter totalement le confort dans lequel la musique des années 80 s'était installée.

Toutes les chansons de l'album n'ont pas été évoquées, mais sachez qu'elles ont toutes un intérêt. Le pont de "I Bleed", par exemple, est quelque chose de grand, peut-être plus encore que tout ce dont on vient de parler.

Peu de temps après Doolittle, les Pixies se déchireront. Kim Deal refusera désormais d'adresser la parole à Black Francis, dont les tendances autocratiques auront dépassé le seuil de l'admissible. Naturellement, la musique du groupe en pâtira... Bossanova sera beaucoup plus mainstream, au point de manquer un peu de nerf. Trompe La Mort, à l'inverse, adoptera le son du metal dominant. En tous les cas, l'unicité des Pixies ne sera plus de mise, puisque de créditeurs ils deviendront débiteurs. Ils se sépareront avant de recueillir les fruits de ce qu'ils avaient semé. Le mouvement grunge se trouvera bien des parrains, mais tout en haut de la liste, incontestés, figureront les Pixies. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr