Il y a des groupes qui n'ont pas de chance. Les Zombies en font partie. Ce groupe avait pourtant beaucoup d'atouts dans sa manche. Un pianiste-compositeur doté de solides connaissances harmoniques, Rod Argent. Un second compositeur, accessoirement guitariste, apte à le seconder : Chris White. Une section rythmique classieuse. Et enfin - l'as de coeur : la voix rêveuse et légèrement voilée de Colin Blunstone. On entend le souffle du vent, dans cette voix, un peu comme dans celle d'un Nick Drake.
Est-ce le fait que certains membres des Zombies aient de vraies tronches d'intellos ? Est-ce le fait qu'ils n'aient aucune crédibilité prolétarienne, étant issus des beaux quartiers du Hertfordshire ? Est-ce le fait qu'ils mènent une vie plutôt sage ? Toujours est-il que les Zombies souffriront toujours d'un déficit d'image. L'excellence de leurs singles et de leurs concerts ne leur permettra jamais d'accéder à la notoriété qu'ils méritaient.
De 1964 à 1967, les Zombies gravent un album fourre-tout et plusieurs simples d'exception. Il faut prêter l'oreille, par exemple, à "She's Not There", qui a été plusieurs fois reprise et demeure très connue des amateurs de pop. La complexité harmonique de cette chanson, qui a des couleurs jazzy, laisse pantois (il faut se souvenir qu'on est en 1964 !).
En 1967, faute de résultats, les Zombies perdent leur contrat. Ils vont alors tenter un baroud d'honneur et financer sur leurs propres deniers l'enregistrement d'un dernier album. Cet album, c'est Odessey And Oracle, dont il est question ici.
Autant le dire tout de suite : cet album, qu'on ne surnomme pas pour rien le Pet Sounds anglais, est un pur chef d'oeuvre. Je le tiens pour supérieur à n'importe quel album des Beatles, même s'il est toujours difficile d'établir des comparaisons, d'autant plus que le rôle historique des Beatles ne peut être quantifié.
Les Zombies, eux, n'affecteront pas de posture révolutionnaire. Il y a des artistes qui bouleversent le langage de leur temps, comme Beethoven ; d'autres approfondissent les formes qui leur ont été léguées, comme Bach ou Schubert. Les Zombies se situent du deuxième côté. Ils se seront pour ainsi dire contentés de produire l'album pop parfait.
Il ne faut donc pas attendre d'émois psychédéliques à l'écoute d'Odessey And Oracle. Pas de triche. Les Zombies veulent susciter le plaisir de l'auditeur par la seule pureté d'un couplet et d'un refrain. Les groupes pop des années 80, comme les Nits, ont à mon sens beaucoup plus à voir avec les Zombies qu'avec les Beatles.
Sur Odessey And Oracle, Rod Argent compose cinq merveilleuses vignettes pop. Il frappe juste, sans tomber dans l'excès de sophistication qui affectera son futur groupe (nommé tout simplement Argent). Ce qui étonne, c'est le niveau auquel se hausse Chris White également. Toutes ces chansons sont intouchables : on ne saurait rien leur ajouter, rien leur retrancher. Passons-les en revue :
"Care Of Cell 44". Sujet curieux : une lettre envoyée à une femme emprisonnée. Très belle mélodie (la voix suave de Colin) posée sur une grille d'accords descendants jouée au piano électrique. Puis c'est le refrain, et là Rod Argent fait preuve d'une grande audace, car les instruments s'arrêtent brutalement : le refrain est chanté a cappella (d'une façon qui évoque fortement les Beach Boys des années 66-67), avant d'exploser dans un crescendo. Mémorable.
Il faut noter dès maintenant que les Zombies n'ont pu faire appel à un orchestre pour ce disque, faute naturellement d'un financement suffisant. Cette limitation s'est avérée une aubaine, puisque l'orchestre a été remplacé par un Mellotron, ce curieux instrument qu'on pouvait entendre l'année précédente au début de "Strawberry Fields Forever". Les nappes d'accords se marient comme dans un rêve avec la voix de Colin.
La deuxième chanson est quelque chose de rare : "A Rose For Emily", inspirée d'une nouvelle de William Faulkner. Je ne connais rien de plus exquis et de plus tendre dans la musique pop toute entière. Cette chanson de Rod Argent est accompagnée par le seul piano. Mais sur le refrain se déploient des choeurs somptueux, tout aussi complexes que ceux qui ornaient "She's Leaving Home" des Beatles. S'il faut commencer par une chanson dans la domestication de cet album, alors il faut commencer par celle-ci.
"Maybe After He's Gone" s'ouvre sur un arpège vibrant de tremolo. Les Zombies étaient capables de trouvailles étonnantes : écouter par exemple la batterie bourrée de reverb sur le second couplet ou la façon dont la basse est maintenue en pédale sur le refrain, pendant que résonnent les choeurs.
"Beechwood Park" : un des sommets de l'album. Il y aurait beaucoup à dire sur ce chef d'oeuvre indépassable. Il est basé sur des walking bass et une mélodie de guitare qui évoquent fortement les morceaux de Bach. Mais ce qui aurait pu aboutir à un résultat emphatique dont la fin des années 60 s'est faite une spécialité devient sous la férule des Zombies quelque chose d'admirablement nostalgique. Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, c'est Chris White qui est l'auteur de cette chanson fort complexe. Comme Lennon-McCartney sur la fin, White-Argent échangent ici leurs domaines de compétence apparents. Chris White se souvient de Beechwood Park où il a grandi : "Do you remember summer days / Just after summer rain". Plusieurs intuitions géniales ont présidé à la composition de cette chanson. Colin chante d'abord d'une voix éteinte, presque blanche ; puis le refrain apporte de l'agitation, du vent, avec des choeurs en appui. A ce moment-là, de manière presque inattendue, le débit se ralentit pour ne plus proposer que quelques mots : "About your world..." Il y a là la manifestation d'une maîtrise de l'espace sonore qui signalent des grands. Peu de groupes comprennent l'importance du silence, que ça soit au niveau des instruments ou de la voix (il y a bien sûr eu des exceptions récemment comme Talk Talk). Deuxième coup de génie : la façon dont est introduite l'accord de la mineur qui emmène l'auditeur vers la fin du couplet. C'est une musique pleine de couleurs et de sensations. C'est adorable.
Plusieurs des meilleures chansons des Zombies sont colorées par le mode mineur. Ce n'est pas anodin. Le mineur, comme on le sait, traîne derrière lui une atmosphère mélancolique. Lennon, qui était un grand peintre musical, utilisait systématiquement le mode mineur dans ses ballades : ainsi, "Girl", "Julia" et "Oh My Love" sont écrites dans ce mode particulier. Cette coloration, pour laquelle aussi bien Argent que White avaient développé une prédilection, jointe au caractère nostalgique de certaines paroles, contribue à envelopper l'oeuvre des Zombies d'une atmosphère un peu fantômatique. Des reliquats préraphaélites et victoriens se dessinent en pointillés sous nos yeux. C'est encore plus anglais que les Kinks, grâce notamment à la mélancolie qui traverse la voix de Colin.
J'ai lu quelque part qu'un critique jugeait l'oeuvre des Zombies réactionnaire. Ca m'a bien amusé. Réactionnaire, parce qu'on sent bien que White (surtout) et Argent regrettent l'Angleterre de leur enfance ? Mais alors, on n'en a pas fini avec les réactionnaires... L'Anglais est conservateur, n'est-il pas ? Même Lennon a tressé les louanges du Strawberry Fields de jadis...
"Brief Candles" : que de tendresse et d'empathie à nouveau ! C'est un homme qui voit sa fille partir. Le couplet : belle mélodie avec le piano pour seul accompagnement. Le refrain : tous les instruments, et notamment un Mellotron qui se fait cuivre. J'ai dû écouter des centaines de fois ce Mellotron hurler comme une sirène sans jamais cesser d'être touché en profondeur. A la fin, un choeur disparaît puis réapparaît dans un écho (effet magnifique), avant que la mélodie initiale, spectrale, reprenne au piano, avec beaucoup de réverbération et une pédale de basse.
"Hung Up On A Dream" : la chanson la plus chargée, composée par Rod Argent. On aurait pu franchir la frontière ténue qui sépare le sublime du grotesque (sans vouloir parodier Hugo). Fort heureusement, on reste du bon côté. Il s'agit d'une des meilleures chansons de l'album, de l'avis général. On a beaucoup parlé d'impressions fantômatiques, jusqu'à présent. Et justement, cette chanson ne traite que de cela : de choses vues dans un rêve supernaturaliste. Les nappes de Mellotron envahissent les rues de Zombies City. Un passage instrumental qui annonce la musique progressive (et donc susceptible d'être taxé de mauvais goût) précède un pont merveilleux chanté en choeur.
"Changes" : qui a dit que les Zombies manquaient d'audace ? Cette chanson (comme d'autres) prouve le contraire. Sur les refrains, un chant en choeur accompagné de simples percussions n'est pas loin de créer une ambiance africaine. Sur les couplets, le piano joue des accords qu'on pourrait trouver chez Stravinsky (voir à 2 minutes). Les "changements", ce sont les saisons qui se succèdent (thème stravinskyien, précisément). Toute une imagerie singulière : "strawberry clothes", etc.
"I Want Her, She Wants Me" : cette chanson, de même que la suivante, est une des plus catchy de l'album. Elle débute par un riff joué au piano électrique, qui est l'occasion pour le batteur Hugh Grandy de faire admirer l'élégance de son jeu.
"This Will Be Our Year" : une descente d'accords qui a le parfum du vieux jazz, une voix sensuelle... Encore une chanson merveilleuse, dont on ne se lasse jamais.
"Butcher's Tale". L'enfer des tranchées. La chanson la plus surprenante. Plutôt que d'opter pour des bruits convenus de bombardement, les Zombies tissent une toile de fond cauchemardesque grâce à des sons de musique concrète (empruntés à un enregistrement de Pierre Boulez joué à l'envers). L'accordéon haletant est une plainte qui traverse toute la chanson. La voix de Chris se casse, mais il faut cela : "Please, let me go home...". Comme on le voit, les Zombies n'étaient pas seulement les auteurs de miniatures ravissantes ; ils étaient aussi capables de s'enlaidir - ce qui est rare dans la tradition pop - pour la bonne cause. On pourrait convoquer Baudelaire : "C'est un des privilèges prodigieux de l'Art que l'horrible, artistement exprimé, devienne beauté...". On me pardonnera cet accès de pédantisme, mais je voudrais insister sur ce que la démarche des Zombies avait d'artistique.
"Friends Of Mine" : une chanson très tendre de Chris White. Cette chanson, souvent une des préférées des amateurs de l'album, culmine en un refrain où Chris et Rod énumèrent les prénoms des amis les plus proches du groupe, pendant que Colin chante la mélodie principale.
La dernière chanson de l'album, c'est "Time Of The Season" de Rod Argent, sans doute la plus célèbre chanson des Zombies. On ne la commentera donc pas en détail. On mentionnera juste la fameuse boucle rythmique (toms, claquements de mains, soupirs) ainsi que les solos virtuoses de Rod.
Après la sortie de l'album, "Time Of The Season" se vendra à plus d'un million d'exemplaires aux Etats-Unis. La chance allait-elle enfin se mettre de la partie ? Non. Il était trop tard. Quand cette bonne nouvelle parviendra en Angleterre, les Zombies étaient déjà séparés et refuseraient de se reformer. Chris White et Rod Argent connaîtraient une carrière lucrative mais sans éclat au sein du groupe de jazz-rock Argent. Quant à Colin Blunstone, il entamerait une carrière solo intéressante, poursuivant le sillon creusé avec les Zombies : celui d'une pop intimiste et intelligente.
Au vu de ce qui précède, vous l'aurez compris : Odessey And Oracle est absolument indispensable dans toute discothèque. C'est une des clés de voûte de la pop, avec Pet Sounds, Village Green Preservation Society et Forever Changes.
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