More Specials est le deuxième album du groupe multiracial de Coventry. Le premier album, produit par Elvis Costello et sorti en 1979, avait connu un succès foudroyant et lancé à lui seul la mode du ska en Grande-Bretagne. Morceaux entraînants, mélodieux, joués par d'excellents musiciens : la recette était efficace. Mais justement, les Specials n'étaient pas hommes à se contenter d'une recette...
Alors que des groupes comme Madness commençaient à surfer sur la vague du ska, les Specials étaient déjà ailleurs, sous l'impulsion de leur génial leader Dammers. Dammers était un grand cinéphile, et ça se voit sur la pochette de l'album : les musiciens sont réunis autour d'une table, dans quelque bar latin... Désireux de rendre chaque son évocateur, Dammers va utiliser pour l'album de vieux orgues à transistor et des effets d'écho sur les guitares, qui donnent à l'ensemble une atmosphère quelque peu fantômatique. Qu'on se le dise : More Specials n'est pas un album parmi d'autres inspiré par le ska ; c'est un de ces rares albums où s'invente le son de demain. Je m'autorise une digression : il est curieux de constater que les groupes les plus innovants ne font souvent que réactualiser des sons d'autrefois : voir Radiohead remettant au goût du jour les Fender Rhodes ou les ondes Martenot.
La tradition jamaïcaine n'est pas totalement oubliée, puisque l'album comporte deux reprises du titre "Enjoy Yourself" : la première enjouée et festive, la seconde plus lente, chantée en chœur mais sans entrain, comme après une bonne gueule de bois, quand le cœur n'y est plus... Il y a de quoi : c'est une chorale post mortem.
Le deuxième morceau met les choses au clair : si la rythmique est ska (des accords découpés sur chaque temps faible), l'univers sonore qui nous est proposé sort de nulle part, si ce n'est du cerveau déjanté. "Man At C & A" traite de l'apocalypse nucléaire, sur fond de voix démentes répétées en écho... C'est à la fois mélodieux et effrayant. C'est comme si le monde entier se damnait dans l'enfer nucléaire, dans une inconscience communicative.
Le sommet de l'album, pour moi, est "Stereotypes Stereotypes Part 2". C'est comme si un orchestre de mariachis avait pris de l'acide et se croyait à Katmandou... Extraordinaire !
Autre chanson barrée : "International Jet Set". Le narrateur en est le commandant de bord d'un avion transportant des "chimpanzés bien habillés". La chanson intègre les sons de la... musique d'aéroports (le terme "muzak" est d'ailleurs employé dans les paroles). Tout est sautillant... sauf que c'est l'histoire d'un crash. On comprend mieux à présent pourquoi la deuxième reprise d'Enjoy Yourself ne respire pas la joie de vivre... Ironie, ironie !
On a parlé d'easy listening. Diverses autres influences sont convoquées sur cet album. "Hey Little Rich Girl" et "Pearls Cafe" ressemblent au proto-rock des années 50. Solo de saxophone sur la première. Guitares dégoulinantes de réverb.
"Do Nothing", c'est du reggae, et de l'excellent reggae, bien arrangé. La chanson a été composée par le guitariste Lynval Golding et est sortie en single, rencontrant un certain succès. Les paroles retranscrivent le climat de tension qui traversa l'Angleterre thatchérienne.
More Specials ? Un album qui se place de manière loufoque au carrefour de diverses influences et qui a bénéficié d'un travail d'orfèvre réalisé en studio par Jerry Dammers. C'est le chant du cygne des Specials. Ils réaliseront encore, avec les mêmes méthodes de travail que pour More Specials, un single d'exception, "Ghost Town", retranscrivant de façon lugubre la "ville-fantôme" qu'était devenu le Royaume-Uni tout entier. Cette chanson sera numéro un des charts britanniques pendant plusieurs semaines, alors même que les villes anglaises seront secouées par des manifestations voire des émeutes. Les Specials n'auront pas l'occasion de capitaliser sur ce succès : ils se disperseront. Les bizarreries de caractère de Dammers y seront pour beaucoup.
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