Forever Changes - Love (1967)


1. "Alone Again Or" (MacLean, – 3:16)
2. "A House Is Not a Motel" (Lee, – 3:31)
3. "Andmoreagain" (Lee, – 3:18)
4. "The Daily Planet" (Lee, – 3:30)
5. "Old Man" (Maclean, – 3:02)
6. "The Red Telephone" (Lee, – 4:46)
7. "Maybe the People Would Be the Times or Between Clark and Hilldale" (Lee, – 3:34)
8. "Live and Let Live" (Lee, – 5:26)
9. "The Good Humor Man He Sees Everything Like This" (Lee, – 3:08)
10. "Bummer in the Summer" (Lee, – 2:24)
11. "You Set the Scene" (Lee, – 6:56)

 

Forever Changes est un des disques les plus mystérieux qui soient. Même si l'on peut retracer le parcours de Love depuis son premier album (encore très marqué par le blues) jusqu'à celui-ci (son troisième), il n'est pas aisé de comprendre comment a pu éclore une telle musique, qui ne ressemble à rien de connu. Sans mentir, Forever Changes est de nature à nous faire tomber dans les métaphores mystiques. S'il y a mystère, c'est aussi parce que le quotidien de Love demeure moins bien documenté que celui de groupes ayant connu le succès durant leur période d'activité, parce qu'Arthur Lee a refusé de partir en tournée, parce que les paroles sont totalement hermétiques...

Situons Love, pour ceux qui ne le connaîtraient pas. Love est à placer dans la fourmilière psychédélique qui a émergé sur la Côte Ouest américaine durant les sixties. Toutefois, alors que des groupes comme Jefferson Airplane et Grateful Dead étaient basés à San Francisco, Love était un groupe angélin. Cela peut expliquer, en partie, sa singularité.

Autre bizarrerie (pour l'époque) : Love était un groupe multi-racial. Arthur Lee ainsi que John Echols (le guitariste soliste) étaient métis ; Bryan McLean (second chanteur et guitariste rythmique) et Ken Forssi (bassiste) étaient blancs.

La formation originale de Love n'aura connu que peu de moments faibles. En deux ans paraissent trois albums : Love (1966), Da Capo (1966) et Forever Changes. Chacun de ces albums est de premier plan. Fusionnant d'abord le blues avec la tradition folk-rock, Love privilégiera cette dernière pour Forever Changes. Musique gorgée d'arpèges de guitare sèche, un peu comme les Byrds, mais avec infiniment plus d'intensité. Les arpèges ont souvent des réminiscences hispaniques (on peut penser que c'est le guitariste McLean qui a orienté Arthur Lee vers ce type de musique). Les mélodies sont à la fois étranges et accrocheuses. Les voix sont éthérées, sans toutefois interdire le recours à la saturation dans le cas de Lee.

L'enregistrement de Forever Changes débuta pourtant bien mal. Les musiciens étaient tellement drogués qu'ils vivaient dans un rêve et étaient incapables de jouer. A bout de patience, le producteur Bruce Botnick décida de faire appel à des instrumentistes professionnels. Mais ceux-ci n'étaient pas à même de fixer les délires de Lee. Alors que la bassiste recrutée peinait à enregistrer sa partie (il s'agissait pourtant de Carol Kaye, ayant officié sur Pet Sounds), Ken Forssi intervint : "Je peux le faire". Et il le fit bien... Par la suite, tout rentra dans l'ordre. Arthur Lee, qui voyait grand, alla jusqu'à convoquer l'orchestre symphonique de Los Angeles ainsi que l'arrangeur David Angel. Il faut dire qu'il était convaincu de sa mort prochaine... Dans son esprit, Forever Changes était un chant du cygne.

La première chanson de l'album est l'oeuvre de l'arme secrète de Love, Bryan McLean. Elle donne le ton de ce qui va suivre, avec ses guitares et sa mélodie à caractère hispanique. On distingue déjà les arrangements de cordes bien dosés et les trompettes, les fameuses trompettes de Forever Changes. Rarement cuivres ont été utilisés de façon aussi convaincante dans la musique pop. Rien à voir avec les cuivres ampoulés originaires de la soul ; ce sont des trompettes de mariachis dont la liesse de façade cache mal l'omniprésence de la mort. "Alone Again Or", sans doute la chanson de Love la plus célèbre, était à l'origine uniquement instrumentale. Il semble qu'Arthur Lee ait été responsable de sa mue en oeuvre vocale.

Bryan McLean a signé une autre chanson de l'album, la belle ballade "Old Man", qu'il chante d'une voix d'ange.

Mais les deux chefs d'oeuvre que renferme Forever Changes, à mon sens, sont la ballade "Andmoreagain" et l'insensée "The Red Telephone". En état de grâce, semblant capter des couleurs encore inconnues, Arthur Lee construit des harmonies inusitées, à grand renfort d'accords de septième. Ce qui frappe le plus, c'est l'espèce d'instabilité émotionnelle dont semble atteint Lee : il passe sans transition de la sérénité contemplative à la désolation voire à la rage. Cette instabilité se traduit musicalement par la juxtaposition de segments à caractère différent, manifeste dans des chansons comme "The Red Telephone" et "You Set The Scene".

Il y aurait beaucoup à dire sur "The Red Telephone", tant cette chanson est un concentré de génie. Elle renferme ces paroles : "Sitting on a hillside / Watching all the people die / I'll fell much better on the other side". Les arpèges mystérieux débouchent sur une ample coda où alternent le mode majeur et le mode mineur, pendant qu'est répété, sur des tons différents, le vocable magique "Freedom".

Les deux chansons qui complètent la première face de l'album (une première face parfaite) sont deux autres illustrations de l'instabilité dont nous avons parlé : guitares déchaînées qui concluent le swinguant "A House Is Not A Motel", pont étonnant de "The Daily Planet", avec le piano soulignant délicatement les accords puis la guitare fuzz doublant la mélodie vocale...

Les autres chansons sont bonnes également, bien entendu : "Maybe The People Would Be The Times Or Between Clark And Hilldale", la plus hispanisante ; "Live And Let Live", qui comme "A House Is Not A Motel" s'achève sur une orgie électrique ; "The Good Humor Man He Sees Everything Like This" ; "Bummer In The Summer", très surprenante, où Arthur Lee adopte un phrasé rap bien avant tout le monde ; enfin, "You Set The Scene", la plus longue, la plus étirée, qui s'encalmine parfois d'inquiétante façon.

Forever Changes ne faillit donc pas à sa réputation d'album d'exception. Parmi tous les albums que nous avons réunis ici, certains sont à placer au-dessus des autres. Celui-ci en fait partie, incontestablement. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr