Voilà un des grands oubliés de l'histoire ! A l'écoute, aujourd'hui, des deux uniques albums de The Left Banke (le "e" a été rajouté par archaïsme), on se dit que cette gueuse (l'histoire) a décidément la vue courte. Car la "rive gauche" avait peut-être battu les Beatles à leur propre jeu : réaliser des albums complets de pop orchestrale sans jamais tomber dans la mièvrerie.
Les Beatles ? C'était le modèle avoué de ces New-Yorkais anglomaniaques. Le groupe fut fondé en 1965 à l'instigation de Mick Brown, alias Michael Lookofsky, un violoniste classique qui avait retourné sa veste sous l'effet de la Beatlesmania. Comble de chance : le père de Mick Brown, lui aussi musicien classique, avait les idées larges et s'institua producteur (il possédait un studio d'enregistrement). La qualité de la production sera un des grands atouts de The Left Banke. Les arrangements de cordes sont toujours secs, jamais mielleux. Le clavecin côtoie sans heurts (de façon très distincte) la guitare. Et la batterie, métronomique, est mixée bien en avant, selon une conception très moderne. Enfin, dernier atout, et non des moindres : la voix tantôt angélique tantôt acide de Steve Martin, chanteur pop parfait.
Alors ? Où est-ce que ça a cloché ? D'abord, les membres de The Left Banke n'étaient guère glamours. On aurait pu facilement les confondre visuellement avec les mecs des Monkees, par exemple, qui dans leur fonctionnement étaient le boys band de l'époque (je ne parle pas de leur musique). Ensuite, comme souvent, le succès a généré des tensions. Après un premier single parfaitement calibré, "Walk Away", Mick Brown s'impose comme un compositeur incroyablement délicat. Il gave le premier album de The Left Banke de mélodies merveilleuses. Mais Mick Brown est aussi fou que doué. Effrayé à l'idée de partir en tournée, il se voit bien un destin à la Brian Wilson, restant en studio pendant que les autres membres du groupes assurent la promotion des chansons. Il recrute alors des musiciens de studio pour enregistrer un nouveau single, "Ivy, Ivy". Ses amis de deux ans rétorquent par la publication d'un autre single pour le même label. Ambiance, ambiance... Les musiciens parvinrent toutefois à se réunir ensemble dans un même lieu pour travailler à l'enregistrement du deuxième album, mais Mick Brown finit par claquer la porte défititvement. Il mènera une carrière erratique, participant, en démiurge, aux enregistrements du groupe Montage, qui peut être vu comme le petit frère de The Left Banke. Mais il ne sera jamais aussi bien entouré qu'à l'époque de The Left Banke. Son caractère l'empêchera de renouveler l'exploit de Walk Away Renee-Pretty Ballerina.
Il y a sur cet album des chansons dont le secret de fabrication semble s'être perdu. "Pretty Ballerina", par exemple, est une des plus belles choses qu'on puisse entendre. Un nuage de violon se pose sur une grille harmonique singulière (gravitant autour d'un accord de quinte diminuée) jouée au piano. Et Steve Martin chante... Encore mieux, peut-être : la mélancolique "Shadows Breaking Over My Head", composée avec une science qui laisse pantois quand on songe que son auteur n'avait que dix-huit ans !
Le parangon de ce que la pop baroque avait à offrir de mieux : "Barterers And Their Wives". Où comment mêler guitares carillonnantes, clavecin et contrechants somptueux, sans que jamais l'auditeur n'ait le sentiment d'une complexité étouffante.
On retrouve le clavecin emblématique d'une certaine pop des années 67-68 dans d'autres chansons comme "Evening Gown", qui est beaucoup plus nerveuse que les chansons pré-citées. C'est que The Left Banke démontre au fond une palette assez large, pour un premier album. Dans "Lazy Day", Steve Martin s'époumonne, sur un fond de guitare fuzz. Et "What Do You Know" a des teintes country.
Aucun doute pour moi : il n'y a pas eu mieux que The Left Banke dans ce qu'on a appelé a posteriori la "pop baroque" américaine. C'est mieux à plusieurs titres : compositeur réellement génial, chanteur inoubliable, arrangements d'une clarté qui stupéfie à chaque écoute... Les arrangements, ici, sont là pour servir les chansons (merveilleuses) ; ils ne sont pas là pour eux-mêmes, comme on en a parfois l'impression à l'écoute d'albums du tandem Curt Boettcher/Gary Usher.
J'allais oublier... Cet album essentiel n'est même plus édité. Pas grave : il faut se procurer la compilation There's Gonna Be A Storm, qui contient tous les titres des deux premiers albums de The Left Banke, ainsi que des inédits.
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