Abbey Road - Beatles (The) (1969)


1. Come Together
2. Something
3. Maxwell's Silver Hammer
4. Oh! Darling
5. Octopus's Garden
6. I Want You (She's So Heavy)
7. Here Comes the Sun
8. Because
9. You Never Give Me Your Money
10. Sun King
11. Mean Mr. Mustard
12. Polythene Pam
13. She Came in Through the Bathroom Window
14. Golden Slumbers
15. Carry That Weight
16. End
17. Her Majesty

 

Dernier album des Beatles avant la séparation (bien qu’il soit sorti avant Let It Be), Abbey Road est l’album de la sérénité retrouvée. Avant d’entrer en studio, les Beatles, décidés à travailler comme jadis avec George Martin, ont conclu une dernière trêve.

Le résultat est somptueux. Jamais groupe ne s’est séparé sur une telle apothéose. Tout chant du cygne qu’il soit, Abbey Road n’a rien de funèbre ; il est plutôt lumineux et irradiant.

C’est l’album des Beatles le plus moderne et, partant, peut-être le plus réussi. Sa production crée le son des décennies suivantes. Son très électrique. Les joujoux psychédéliques de l’année 67 sont bien entendu loin derrière...

George Harrison illumine l’album de ses interventions, toujours limpides. Il se hisse aussi à un niveau impressionnant en matière de composition. John Lennon a reconnu que « Something » était la meilleure chanson de l’album. Elle est d’ailleurs sortie en face A du premier 45 tours tiré de l’album ; et c’est la deuxième chanson des Beatles la plus reprise après « Yesterday ». George a créé là un des plus beaux chants d’amour qui soient. Il semble que Patti, sa femme, en ait été l’inspiratrice (même si George, après s’être séparé d’elle, niera l’évidence). Dès les premières maquettes, qu’on peut entendre sur l’Anthology, la voix de George combinée à son jeu de guitare émeut profondément. La musique est brillante, bien harmonisée. Et les arrangements offrent à ce chef d’œuvre un écrin digne de lui : chœurs sur le pont, cordes discrètes élaborées par George Martin, solo fluide de George... Un mot sur la basse de Paul : comme partout sur l’album, il crée ici des lignes admirablement plastiques et musicales.

Quant à « Here Comes The Sun », George l’a écrit après un moment de grâce passé dans son jardin, un moment ensoleillé. Un arpège habile, au son très clair, traverse couplet et refrain. Puis, sur le pont, des mesures totalement irrégulières se succèdent, pendant que les chœurs scandent le mot-clé « Sun ». George a été à l’école de John...

John Lennon ? Il est l’auteur de trois magnifiques chansons sur cet album, à commencer par « Come Together », qui ouvre les hostilités. Ici, l’étincelle est venue du blues-rock. Quand on écoute le résultat final, on a peine à y croire... Les premières mesures de cette chanson sont peut-être la plus belle illustration de ce que fut l’alchimie Beatles. Ringo réalise une de ses meilleures prestations, en inventant une succession de percussions, de cymbales et de toms extra-terrestre. John ponctue chaque premier temps d’un « Shoot me ! » percussif. Paul ancre le tout au sol par une ligne de basse marécageuse, doublée discrètement (et subtilement) par la guitare. Puis le chant démarre : il est saccadé et sec, avec des paroles insensées (dont deux vers ont été empruntées à Chuck Berry). Il n’y a pas un moment de cette chanson qui ne soit inventif. Le solo cristallin (où chaque note est belle comme le jour) de George n’en est pas le moindre atout.

« I Want You (She’s So Heavy) » est le deuxième chef d’œuvre que John dépose dans ce bouquet final. Il n’y a pas de paroles élaborées ; c’est une incantation amoureuse démente, où « I Want You » est répété comme une formule magique. Le plus étonnant reste la musique. Le chant est doublé par la guitare comme dans les blues électriques du Mississippi (cf « You Got A Mood »). Et comme cette chanson est née de la juxtaposition de deux segments originellement séparés, la deuxième partie est très différente : elle repose sur un arpège planant en triolets sur lequel un chant est ingénieusement bâti. Cette chanson est l’occasion d’une démonstration technique de la part des Beatles. Les couplets sont, au fur et à mesure que la chanson progresse, de plus en plus fournis, avec une section rythmique inspirée par le jazz. A noter que la chanson n’a pas de fin : elle s’interrompt abruptement, après que l’arpège final ait été répété plusieurs fois. Idée de John.

« Because » porte l’art choral des Beatles à son climax. John a composé cette chanson après avoir demandé à Yoko de jouer à l’envers le deuxième mouvement de la sonate n°14 de Beethoven (dite « Clair de lune »). Les arpèges sont joués sur un clavecin électrique (rejoint ensuite par la guitare de John passée à travers une cabine Leslie). L’ambiance est extraordinaire. Tout contribue à nimber cette chanson d’étrangeté : l’instrumentation, les paroles, la mélodie vocale (ou plutôt chorale). Il y a neuf pistes de chant, John, Paul et George ayant chacun chanté trois pistes overdubbées.

Ringo a composé une chanson pour cet album, « Octopus’s s Garden ». Il se trouve que c’est sa meilleure composition au sein des Beatles. Elle bénéficie de la production made by Beatles, avec notamment une intro de George.

McCartney n’était sans doute pas au mieux en 1969. Il était toujours à cheval sur la frontière qui sépare la bonne musique de la soupe, et il semble même qu’en certaines occasions il ait fait le pas de trop. Prenons l’exemple de « Maxwell’s Silver Hammer ». C’est une chanson au style vaudevillesque (où on sent à nouveau l’amour de Paul pour les chansons des années 20 et 30) à la mélodie un peu niaise. Comme l’a dit George Harrison dès 1969, c’est une de ces chansons que certains aiment et que d’autres vont détester. Plus tard, il serait moins charitable... En fait, aussi bien George Harrison que John Lennon détestaient cette chanson. John dira : « il a tout fait pour transformer cette chanson en single, mais elle ne devint jamais un single, et elle n’aurait jamais pu l’être... ». Selon lui, Paul a dépensé plus d’argent sur « Maxwell’s Silver Hammer » que sur n’importe quel autre titre d’Abbey Road. De fait, l’excellence des arrangements compense un peu ce que la chanson peut avoir d’irritant. En dépit de son caractère sautillant, cette chanson traite d’un psychopathe, Maxwell Edison, qui avait assassiné ses victimes avec un marteau.

Cette chanson me fait penser que McCartney était un excellent musicien, un excellent mélodiste, mais qu’il n’avait pas toujours bon goût. Il suffit de jeter un oeil aux projets foireux dans lesquels il a parfois lancé les Beatles... Le mauvais goût, Paul y tombera fréquemment dans sa carrière solo. Tout cela donne l’impression qu’il avait besoin d’être bien entouré.

Autre composition de McCartney : « Oh ! Darling ». Celle-là n’est généralement pas critiquée. C’est une chanson d’amour ternaire, où Paul réussit une prestation vocale écorchée et très black. Je la placerai donc au deuxième rang dans ma liste des plus mauvaises chansons de cet album, après « Maxwell’s Silver Hammer ».

Après ? Hé bien après il y a le fameux « medley » d’Abbey Road. Les avis sont divisés : certains n’aiment pas, estimant que le medley est composé de chansons inachevées, pour ne pas dire de fonds de tiroir datant du White Album ; mais la majorité des critiques et des auditeurs adorent.

Je me place humblement dans la deuxième catégorie. La production est merveilleuse. Jamais les Beatles n’ont été aussi loin dans l’habillage de chansons. Et ce medley a une certaine cohérence : reprise d’extraits déjà entendus dans « The End », transitions très réussies...

« You Never Me Give Your Money » est à l’image du medley dans son ensemble. Au départ, il y a juste une belle mélodie chantée par Paul, qui s’accompagne au piano. Puis, la basse entre en scène... La deuxième partie de la chanson est nettement plus rythmée, avec guitare électrique et batterie de Ringo (qui est impressionnant tout au long de l’album). Ensuite, on a des chœurs, puis un solo très mélodieux de George, puis la section « One sweet dream »... La chanson se termine sur des arpèges de guitare, surmontés d’une guitare lead et de chœurs... Tout cela peut donner l’image de quelque chose de foisonnant. De fait, ça l’est. Musique très riche.

« Sun King » est une chanson de John lente et chantée en chœur comme « Because ». Mais rien à voir avec les fadaises qu’évoque l’idée de slow. Le chant est franc. Il y a dans cette chanson une atmosphère qui tient du sensualisme et de la tradition méditative. Sur la fin, les Beatles donnent libre cours à leur humour potache, en baragouinant des choses incompréhensibles dans un sabir mêlant anglais, espagnol, portugais et italien : « cuando para mucho, etc. ». A noter des effets de panning : la guitare passe du canal de gauche au canal de droite alternativement.

Après un brusque break de batterie, la chanson suivante s’ébranle : « Mean Mr Mustard ». A l’origine, c’est une chanson dylanienne écrite par John. Elle a été bien enrichie par une imposante section rythmique.

« Polythene Pam », de John, est une chanson bien composée. Une des plus marquantes du medley, assurément. Trois accords électriques descendants l’introduisent. Il y est question d’une fille excentrique qui porte des sacs en plastique pour seuls vêtements.

« Polytheme Pam » s’enchaîne parfaitement avec la chanson suivante, qui est également une réussite : « She Came Into The Bathroom Window ». C’est une chanson inspirée par un événement réel : une fan avait essayé de s’introduire dans la maison de Paul en passant par la fenêtre de la salle de bains. Beaux arrangements, à nouveau : basse bien balancée de Paul et splendide guitare de George, au son californien.

La deuxième partie du medley est composée de trois chansons à caractère plus orchestral. « Golden Slumbers », sucrée, voit l’orchestre renforcer le piano initial ; puis, sans heurt, résonnent les accords de « Carry That Weight ». Toujours sans heurt, on en arrive à « The End », plus électrique, qui comporte un grand solo, où John, George et Paul alternent successivement les plans de guitare. La fin est somptueuse. Des chœurs. Le dernier mot revient à George, pour une phrase cristalline de toute beauté, qu’on devrait enseigner à tous les apprentis-branleurs de manche.

Il y a encore une chanson, très courte, qui a été rajoutée telle quelle au moment du pressage. Ca s’appelle « Her Majesty », et c’est un titre acoustique up-tempo comme Paul pouvait en pondre des dizaines à l’époque. Cf sur le White Album « Can You Take Me Back ». Le paradoxe, c’est que c’est jubilatoire et sans doute meilleur que les grosses productions pleines de sensiblerie dont Paul pouvait se rendre coupable... Il y a même de l'impertinence... Voici comment Paul évoque la reine d'Angleterre :

Her Majesty is a pretty nice girl
but she doesn't have a lot to say


En somme, en dehors peut-être de « Maxwell’s Silver Hammer », Abbey Road n’a aucun point faible. Le medley de la face B est un parfait point final à l’œuvre des Beatles. C’est du nectar de pop. Tout y est brillant : ligne mélodique, chœurs, basse, batterie, guitares... 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr