Something Else... - Kinks (The) (1967)


1. "David Watts" – 2:32
2. "Death of a Clown" – 3:04
3. "Two Sisters" – 2:01
4. "No Return" – 2:03
5. "Harry Rag" – 2:16
6. "Tin Soldier Man" – 2:49
7. "Situation Vacant" – 3:16
8. "Love Me Till the Sun Shines" – 3:16
9. "Lazy Old Sun" – 2:48
10. "Afternoon Tea" – 3:27
11. "Funny Face" – 2:17
12. "End of the Season" – 2:57
13. "Waterloo Sunset" – 3:15

 

Il y a un syndrôme Kinks qui est assez étrange : plus on écoute de disques, plus on se détache de certains, qu'on aimait pendant l'enfance, et plus on porte Ray Davies au pinacle.

Something Else, c'est chronologiquement le deuxième des grands albums classiques des Kinks. Il est coincé entre Face To Face et The Village Green Preservation Society, dont il n'a pas la cohérence. Face To Face et The Village Green Preservation Society ne sont pas loin d'être des albums-concepts, alors que Something Else apparaît dispersé, sans ligne directrice. Mais que de chansons étourdissantes ! Les meilleures de Ray Davies sont sans doute sur cet album.

Something sort en 1967, en plein Summer Of Love. C'est peu dire qu'il semble déconnecté de son temps. D'ailleurs, le titre, "Something Else By The Kinks", dénote bien que Ray Davies n'a que faire du bruit et de la fureur lysergiques. Son truc à lui, c'est d'écrire de vraies chansons. Et il le fait bien, le bougre...

Le disque commence par ces quelques mots d'Alan MacKenzie (l'ingénieur du son) : "This is the master", puis la voix de Ray Davies donne le décompte (en bande inversée), avant que ne démarre le premier morceau, "David Watts". David Watts était un ami du groupe qui les hébergeait souvent pendant les tournées du groupe en Angleterre. La chanson décrit avec humour le jeune homme idéal, à qui tout semble réussir : "He is the head boy at the school / He is the captain of the team / He is so gay and fancy free / And I wish all his money belonged to me / I wish I could be like David Watts". Restée célèbre, avec son "fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa", "David Watts" emprunte son riff de piano au "Let's Spend The Night Together".

Au moment de rédiger cette chronique, je m'ébahis moi-même de la qualité des chansons, que je connais pourtant toutes par coeur.

Dave Davies se révèle capable de seconder son aîné : il écrit pour Something Else sa chanson la plus célèbre, "Death Of A Clown". C'est entraînant et triste à la fois. Dave a reçu un coup de main de son génialissime frangin, qui a ajouté les choeurs presque psychédéliques qui introduisent chaque refrain.

Une splendeur baroque : "Two Sisters". Cette chanson emplie de la mélancolie propre au mode mineur est sans doute une auto-parodie, Ray décrivant les relations tendues entre son frère et lui. Arrangement volontairement désuets, avec clavecin et cordes.

"No Return" est une bossa-nova à l'anglaise, parfaitement arrangée. Les capacités harmoniques de Ray, fortement sous-estimées, lui permettent d'assimiler toutes les musiques. Chanson de marins (sur des substances illicites) sur le jouissif "Harry Rag" ; rythme de fanfare, logiquement, sur "Tin Soldier Man"... Tout y passe, sans que jamais la force des mélodies ne soit affaiblie.

"Situation Vacant", l'histoire de Johnny et Susie, est introduite par une mélodie de piano comme on pouvait en entendre dans les films muets d'autrefois... puis c'est une belle mélodie pop sur fond de guitares au son bluesy. Le son de guitare se durcit encore pour "Love Me Till The Sun Shines", du petit frère Dave, qui a des accents psychédéliques, surtout sur la fin. C'est un préfait prélude, tant musicalement que textuellement, à "Lazy Old Sun", une chanson extraordinaire, ma préférée de l'album. On donne là dans une orgie psychédélique. Oui, vous avez bien lu. Rien de très surprenant, à vrai dire : Ray Davies sait tout faire. "Lazy Old Sun" a un faux rythme nonchalant ; elle baigne dans une mer de percussions, comme "Strawberry Fields" des Beatles. La mélodie ne ressemble à rien de connu, les enchaînements d'accords sont surprenants. On entend alternativement des violoncelles barrés, un Hammond planant, des choeurs qui ne le sont pas moins, des guitares mixées très en avant, une trompette fatiguée... Ce qui surprend, c'est la pertinence des arrangements. Il n'y a pas abus de couleurs. C'est donc une réussite totale, bien plus convaincante, justement, que "Strawberry Fields", trop produit par George Martin.

Au vu de ce qui précède, on ne saurait affirmer que Something Else se place complètement à l'écart des grands courants musicaux de son temps. Il y a des tendances psychédéliques sur Something Else (plus que sur aucun autre album des Kinks, d'ailleurs). Simplement, ce psychédélisme-là est discret. Ce n'est pas la grosse machinerie tapageuse de Magical Mystery Tour, par exemple. On ne s'en plaindra pas.

"Afternoon Tea" a les mêmes guitares que celles qui rendaient si enthousiasmant le single "Dead End Street". Et la mélodie est du même calibre. Il est question de thé et de pont sur la Tamise : on comprend pourquoi les Kinks semblaient hors du coup en cette époque d'excès. C'est délicieusement suranné.

"Funny Face", du frérot Dave. Lui semble plus sensible aux effluves psychédéliques. On en sent l'influence dans certains choeurs. Il faut le dire : c'est musicalement très bon.

Après tant de moments de brillance, il paraît difficile à croire que Ray Davies puisse aligner, en fin de parcours, un doublé aussi impressionnant que "End Of The Season" et "Waterloo Sunset". Et pourtant...

"End Of The Season" : une magnifique chanson de jazz lente et déprimée, où Ray prend des accents de crooner. Le narrateur est en effet passablement désabusé : "Je ne peux plus me commettre dans tous ces clubs que je connais / Maintenant que les travaillistes sont là, je n'ai plus nulle part où aller". Le plus surprenant, c'est que le regard ironique de Ray est nuancé de tendresse. Ce personnage-là est un loser, dont la fiancée est bien occupée dans les îles grecques ; or, Ray a toujours éprouvé de la sympathie pour les losers. Avec Something Else, il raffine son coup de pinceau, ce que peu de songwriters seront capables de faire. Pas facile d'éviter la logique binaire...

"Waterloo Sunset" est considérée comme la meilleure chanson de Ray Davies. Elle a d'ailleurs été élue plus belle chanson des sixties par les lecteurs du Melody Maker. C'est un poème exquis, un morceau de littérature dont le monde de la pop ignorait la possibilité avant Ray Davies. Le narrateur regarde paresseusement un pont où deux amoureux flânent. Le refrain revient : "Aussi longtemps que je regarde le coucher de soleil sur Waterloo, je suis au paradis". Alors que les gens de passages bourdonnent comme des mouches, Terry et Julie vont de l'autre côté... Les Kinks ont mis le meilleur d'eux-mêmes dans cette chanson : Ray a mitonné un amour de descente chromatique, Dave a trouvé un son de guitare alternativement plein de résonances et crunchy, et Rasa (la fiancée de Ray) s'est chargée des choeurs. La coda, avec les voix qui se superposent, les notes de guitare qui s'étouffent, est une merveilleuse conclusion à un merveilleux album.

Something Else est peut-être encore meilleur que Face To Face : c'est dire à quel point il est indispensable. Il est peut-être moins égal mais a plus de moments d'extrême génie. Beaucoup de chansons auraient pu sortir en singles et être des hits. Pour enfoncer le clou et vous décider à l'acheter (ce site sert aussi à ça), Face To Face est livré avec pas moins de sept bonus tracks (et une version stereo de "Lazy Old Sun"). Ces bonus tracks valent vraiment le détour. "Autumn Almanach" (qui connut un certain succès en single) et "Wonderboy" sont deux des chansons les plus produites des Ray. Elles sont merveilleuses. Pour ma part, j'ai une affection particulière pour l'allègre "Lincoln County"...

J'avoue. Je place les Kinks tout au sommet de la hiérarchie, à égalité avec les Beatles, si ce n'est pas plus haut. D'ailleurs, c'est très simple : il y a sur ce site 5 disques des Beatles qui sont commentés, et 6 des Kinks. J'ai d'ailleurs toutes les peines du monde à rester objectif quand il s'agit de Ray Davies. Cet homme-là, je l'aime sincèrement. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr