In The Court Of The Crimson King - King Crimson (1969)


1. "21st Century Schizoid Man" (Fripp, McDonald, Lake, Giles, Sinfield) – 7:21 (inc. "Mirrors")
2. "I Talk to the Wind" (McDonald, Sinfield) – 6:05
3. "Epitaph" (Fripp, McDonald, Lake, Giles, Sinfield) – 8:47 (inc. "March for No Reason", "Tomorrow and Tomorrow")
4. "Moonchild" (Fripp, McDonald, Lake, Giles, Sinfield) – 12:13 (inc. "The Dream", "The Illusion")
5. "The Court of the Crimson King" (McDonald, Sinfield) – 9:25 (inc. "The Return of the Fire Witch", "The Dance of the Puppets")

 

King Crimson a lancé en 1969 la vogue progressive par la grâce d'un seul album, In The Court Of The Crimson King. Tous les futurs ingrédients du genre y sont déjà présents : chansons longues, comportant parfois plusieurs parties bien distinctes, emploi de mesures rythmiques complexes, usage d'instruments inhabituels dans le champ du rock, pochette influencée par l'art et/ou la fantasy. Pour cette raison, In The Court Of The Crimson King est unanimement considéré comme l'album fondateur.

Bien sûr, on peut trouver des précurseurs. Ainsi, l'album Days Of Future Passed des Moody Blues comprenait des chansons assez longues et faisant appel aux instrumentations de la musique symphonique. Mais, outre le fait que les Moody Blues étaient un groupe ridicule, ce que leurs enregistrements ultérieurs démontreraient assez, il n'y avait pas là de rupture franche avec ce qu'avaient pu faire les Beatles, par exemple sur Sergeant Pepper.

Le concept de musique progressive est aujourd'hui très connoté : on pense à Emerson, Lake & Palmer, à des chansons interminables, prétentieuses et alambiquées, faisant la part belle à la virtuosité gratuite au détriment de l'émotion... Tout cela est légitime. Mais quand King Crimson a inventé cette musique, c'était sous la pression de désirs expressifs forts.

Ainsi la première chanson, "21st Century Schizoid Man" est-elle une des expressions les plus saisissantes qui soient de l'aliénation mentale provoquée par la vie moderne. Elle décrit un futur anti-utopique imaginé par un paranoïaque, avec des visions d'innocents "violés" par le napalm... La chanson débute par un riff inouï, joué par des guitares doublées d'un saxophone, par-dessus un magma de batterie. Puis c'est la partie chantée : la voix de Greg Lake, quoique mélodieuse, est lourdement distordue.

Dans la deuxième partie de la chanson, intitulée "Mirrors", un riff de saxophone devient peu à peu hurlant, à la façon du free jazz. Des montées et descentes frénétiques sont mises en place sur des mesures irrégulières. Le riff de saxo reprend, s'embrume, puis on revient au terrible riff qui ouvrait "21st Century Schizoid Man".

Cette chanson, à elle seule, justifierait l'achat de l'album. Toutes les expériences qui y sont tentées ont une justification artistique : exprimer la folie et la fureur. Et elles y réussissent fort bien. La couverture de l'album est en accord avec le contenu ici décrit, puisqu'elle représente le "Schizoid Man". C'est une des couvertures les plus célèbres de toute l'histoire du rock, avec son personnage au visage apeuré et criant comme dans un tableau de Münch, représenté dans des tons expressionnistes (rouge et bleu).

De ce qui vient d'être dit, on en retire certainement l'impression d'une grande dextérite des musiciens. De fait, ils sont tous remarquables. La légendaire formation initiale de King Crimson comportait Michael Giles, un batteur d'exception, Greg Lake, bassiste et chanteur (idéal pour ce style de musique), Ian McDonald, un claviériste et polyinstrumentiste (maîtrisant parfaitement la théorie musicale et les techniques d'orchestration). A la baguette, celui qui essaiera toujours de pousser King Crimson plus loin dans l'expérimentation : le guitariste Robert Fripp.

Les trois chansons qui suivent "21st Century Schizoid Man" sont plus apaisées.

Il y a tout d'abord "I Talk To The Wind" et son folklore pastoral, arrangée avec une délicatesse infinie : Mellotron, flûte (jouée par McDonald), nuées de guitare très légères...

"Epitaph" a une introduction proprement extraordinaire. Il faut absolument écouter la guitare aquatique de Fripp, qui plane au-dessus de nappes de Mellotron et de vagues de cymbales.

Il y a enfin "Moonchild", qui baigne dans une atmosphère fantastique. Sa belle mélodie est chantée par Greg Lake d'une voix suave (cela deviendra plus tard un des clichés de la musique progressive). La chanson s'achève par plusieurs minutes de bruits d'instruments inspirés par la musique concrète. C'est un passage problématique, évidemment. Mais c'est le seul...

Pour la dernière chanson de l'album, "In The Court Of The Crimson King", King Crimson renoue avec la puissance. On a un thème - un hymne - entonné par des choeurs et soutenu par le Mellotron. Chanson toute en contrastes, puisque ces choeurs sont suivis de passages plus calmes, magnifiquement arrangés : arpèges de guitare, trilles de flûte, batterie dont Michael Giles joue comme un peintre accompagnent une mélodie ravissante. L'album finit sur un acmé : le thème du début de la chanson. En ce qui concerne les paroles, elles font appel à une imagerie empruntée à l'heroic fantasy, ce que retiendront d'innombrables imitateurs...

Tout a concouru à faire de cet album un événement : quatre musiciens exceptionels, réunis par le hasard et soudés par le sentiment d'une première, les paroles écrites par un authentique poète (Pete Senfield, membre à part entière du groupe), la fameuse pochette stylisée comme dans une BD de science-fiction... L'écho d'In The Court Of The Crimson King s'est fait entendre bien au-delà des cercles de la musique progressive (cercles qui n'existaient pas encore... puisque c'est cet album-ci qui en a posé les fondements). Pete Townsend a clamé son admiration. Même un groupe comme Noir Désir y est allé de sa reprise de "21st Schizoid Man"...

Le groupe King Crimson ne s'est pas arrêté après la sortie de cet album retentisant. Il a beaucoup changé de line-up, mais a mené une carrière exemplaire. D'ailleurs, l'album Larks Tongues In Aspic (1973) n'est pas loin d'être indispensable, malgré quelques passages que nous qualifierons d'expérimentaux... 

              Damien Berdot
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