Hejira - Mitchell, Joni (1976)


1. "Coyote" – 5:01
2. "Amelia" – 6:01
3. "Furry Sings the Blues" – 5:07
4. "A Strange Boy" – 4:15
5. "Hejira" – 6:42
6. "Song for Sharon" – 8:40
7. "Black Crow" – 4:22
8. "Blue Motel Room" – 5:04
9. "Refuge of the Roads" – 6:42

 

Joni Mitchell, pour ceux qui ne le sauraient pas, c'est cette chanteuse canadienne aux yeux pâles et aux cheveux blonds, unanimement respectée, toujours enveloppée d'un nuage de fumée de cigarettes, qui se fit remarquer tout d'abord au sein du milieu des musiciens de folk californiens (c'est dans son chalet de Laurel Canyon que se sont formés Crosby, Stills & Nash) avant d'effectuer un virage vers le jazz qui lui attira l'admiration de jazzmen de renom.

Joni Mitchell avait déjà une longue et fructueuse carrière derrière elle quand sortit Hejira en 1976, avec plusieurs albums de qualité à son actif. Un seul album, toutefois, peut se poser comme véritable challenger d'Hejira : c'est Blue. Court And Spark et The Hissing Of Summer Lawns s'adaptent trop à l'inclinaison de l'époque vers la fusion commerciale folk-jazz-rock pour être considérés sérieusement.

Les critiques français, à l'exception de Philippe Robert, placent Blue bien au-dessus de Hejira. Il en va tout autrement dans le monde anglo-saxon... J'ai eu la surprise de découvrir que Hejira était mentionné un peu partout comme le chef d'oeuvre de Joni Mitchell. D'ailleurs, elle-même considère Hejira comme son album le plus personnel, celui dont les chansons pourraient le moins avoir été écrites par quelqu'un d'autre : "I feel the songs on Hejira could only have come from me". Ces chansons ont écrites pendant des voyages, à la fin de l'année 1975 et au début de 1976.

Alors que les chansons des deux albums précédant Hejira étaient très "radio-friendly", ces chansons-ci sont envoûtantes et longues (sans excès) comme les autoroutes parcourues par la narratrice.

C'est une musique compacte, avec une ambiance d'ensemble absolument unique : la guitare rythmique de Joni a un son plus froid, plus urbain que d'ordinaire (il y a du chorus), il y a parfois des déchirures presque bruitistes à la guitare électrique (c'est Larry Carlton), et puis il y a le jeu de Jaco Pastorius qui est impeccable, très sensuel...

La présence de Jaco Pastorius risque de détourner du disque certains lecteurs qui auraient été échaudés par les expériences jazz plus tardives de Joni Mitchell (comme par exemple l'album Mingus). Je voudrais vraiment que Hejira soit mis à l'écart de ces égarements expérimentaux ennuyeux. Don Juan's Reckless Daughter et Mingus donnent l'impression que des guest stars virtuoses avaient pris le contrôle des opérations, au détriment évidemment de l'émotion...

Or, de l'émotion, il y en a plus que de nécessaire sur Hejira. Les paroles, très confessionnelles, sont ce que Joni Mitchell a fait de mieux. Profitant de la liberté musicale dans laquelle baigne l'album entier, elle donne à ses mots un caractère poétique rarement égalé dans la musique populaire. C'est aussi l'album d'une chanteuse au sommet de son art vocal.

Je suis absolument fasciné par les talents multiples dont fait preuve Joni Mitchell dans cet album Hejira.

Elle est d'ailleurs bien secondée par Jaco Pastorius. Qu'on ne s'y trompe pas ! Pastorius a ajouté ses lignes de basse pleines d'harmoniques magnifiquement évocatrices uniquement à la fin des sessions d'enregistrement. Et, alors qu'il est renommé pour un jeu baroque et parfois chargé, il se met ici au diapason de la poésie belle et authentique de Joni Mitchell.

C'est d'ailleurs pour lui aussi un sommet. Rappelons que ce musicien de génie, considéré par beaucoup comme le meilleur bassiste de tous les temps, a enregistré son premier (et meilleur) album en 1976, l'année d'Hejira. Il semble d'ailleurs, aux dires d'Ingrid Pastorius, qu'il soit tombé sous le charme de Joni Mitchell...

La première fois que j'ai écouté Hejira, il y a bien des années de cela, alors que je ne savais même pas qui était Joni Mitchell, j'ai eu l'oreille accrochée par les deux titres up-tempo, "Coyote" et "Black Crow", qui est vraiment excellent : "In a blue skyyyy...". Vraiment, dès le premier abord, on sent que quelque chose de rare émane de cet album.

Les chansons ont la liberté du jazz et la beauté mélodique de la musique folk. Il n'y a presque pas de batterie. Par contre, il y a souvent des percussions, légères et ne scandant pas les temps. Cette indécision rythmique est évidemment favorable au rêve. Comme Tim Hardin et David Crosby, Joni Mitchell a un son de guitare insolite, dû à son utilisation intensive de renversements d'accords et d'open-tunings. Elle fut même la plus prodigieuse utilisatrice d'open-tunings de la musique anglo-saxone (elle a appris à jouer sur un ukulele).

Les chansons lentes sont aussi envoûtantes : "Amelia" (sur l'aviatrice Amela Earhart), "Furry Sings The Blues" (sur le bluesman Furry Lewis), la chanson-titre "Hejira", la magnifique et épique "Song For Sharon" (sur la difficulté d'être femme à New-York)... Il y a des choeurs crépusculaires dans cette dernière...

Pas de chanson faible, de toute façon. Il y a une atmosphère propre à Hejira qui envahit la moindre ligne instrumentale, au point que l'harmonica joué par Neil Young dans "Furry Sings The Blues" ne sonne pas du tout comme du Neil Young !

La huitième chanson, au titre emblématique "Blue Motel Room", est la seule à sortir musicalement du cadre que nous venons de décrire. C'est une véritable ballade jazz, avec un batteur qui emploie des balais. Joni Mitchell chante langoureusement et mieux que jamais.

Bref, cet album propose de bout en bout une musique neuve et riche, étonnamment suggestive. Il faut savoir que Joni Mitchell était aussi peintre. Et justement, dans Hejira, elle brille dans l'art du peintre. L'album est tout en demi-teintes. Album pour ceux qui aiment les heures d'après minuit, ou qui aiment les voyages sans destination précise. Finalement, la seule fausse note, c'est peut-être le titre de l'album. C'est certes en partie judicieux, puisque l'Hégire évoque des voyages et un nouveau départ. Mais associer l'image d'un "prophète" (c'est-à-dire d'un gourou qui a réussi) à celle d'une femme libre comme Joni Mitchell a quelque chose de gênant... 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr