No Other - Clark, Gene (1974)


1. "Life's Greatest Fool" – 4:44
2. "Silver Raven" – 4:53
3. "No Other" – 5:08
4. "Strength of Strings" – 6:31
5. "From a Silver Phial" – 3:40
6. "Some Misunderstanding" – 8:09
7. "The True One" – 3:58
8. "Lady of the North" – 6:04

 

Il fallait être doté d'un sens aigu de l'observation, dans les années 60, pour prendre conscience du génie de Gene Clark, tant lui-même semblait tout faire pour rester dans l'obscurité. Trop gentil ou trop timide, Gene Clark fut l'auteur-compositeur ignoré des meilleures chansons des Byrds, sa dernière contribution avant son départ étant l'hymne hippie "Eight Miles High". Un départ ? En effet, Gene Clark avait une peur panique des avions et refusait de partir en tournée. Roger McGuinn lui dit : "Man, quand on est un byrd (un oiseau), on vole !". Et Gene Clark s'en alla...

Dans les années 60, il eut plusieurs occasions de percer, qui furent ruinées par son manque d'ambition ou tout simplement par la malchance. Son premier album solo, Gene Clark with the Gosdin Brothers, sortit en même temps que Younger Than Yesterday, le meilleur album des Byrds. En 1967-68, Gene Clark s'associa avec le joueur de banjo Doug Dillard, pour former le duo Dillard & Clark. Ils créèrent un soft-country-rock avant l'heure, c'est-à-dire trop tôt, hélas, et le public ne suivit pas. La qualité de leur musique est maintenant reconnue. Clark eut ensuite l'occasion de devenir le frontman des Flying Burrito Brothers (en remplacement de Gram Parsons), mais il refusa de quitter le havre où il s'était réfugié, Mendocino. Il enregistra en 1971 un album solo qui lui valut l'approbation unanime de la critique... mais qui ne connut le succès commercial qu'en Hollande. En 1973, Gene Clark rejoignit les Byrds. De l'avis de tous, ses compositions étaient les meilleures de l'album qui s'ensuivit, mais les Byrds, minés par l'attitude exécrable d'un Crosby devenu superstar, se séparèrent dans la foulée.

Nous voilà en 1974. Gene Clark n'a certes pas pu capitaliser sur les chansons qu'il avait composées pour les Byrds, mais il a retrouvé confiance en ses moyens. Arrive un producteur un peu cinglé, Thomas Jefferson Kaye, décidé à déposer sur la musique jadis dépouillée de Gene Clark des arrangements baroques et luxuriants. Thomas Jefferson Kaye est certes cinglé, mais sa mégalomanie est communicative. Il veut faire de l'album quelque chose qui tienne de l'extravagance de Brian Wilson. Le budget sera astronomique pour un album de country-rock... Mais le résultat en vaudra la peine. No Other est un album d'une consistance rare, telle que jamais un Neil Young n'obtiendra. Les moins bons titres, d'ailleurs, sont du niveau du meilleur Neil Young, alors que les meilleurs - permettez-moi de parler sans pincettes - n'ont aucun équivalent.

Commençons par le plus "classique". La chanson qui ouvre l'album, "Life's Greatest Fool", même si elle est bien arrangée (ce piano...) et chantée suavement par Gene Clark, a été formée dans la matrice du country-rock. Toutefois, elle culmine en un refrain où explosent des choeurs gospel.

"The True One", illuminée par une belle partie de steel guitar, ne s'éloigne guère, elle non plus, des sentier jalonnés de la country.

Le reste est stupéfiant. "Silver Raven", après une intro en walking bass jouée à la guitare, à la façon de Neil Young, prend majestueusement son envol : à la manière d'un prêcheur pentecôtiste, Clark narre ses visions psychédéliques de "corbeau d'argent plânant au-dessus des eaux sombres". Des choeurs boursouflés accompagnent Clark. Compte tenu de la façon dont il a fini (déglingué par les drogues et l'alcool), on peut penser que la génèse de l'album a été marquée par les abus, mais Gene Clark a toujours déclaré qu'il avait été sobre pendant les mois précédant No Other...

Il n'empêche : une chanson comme "Some Misunderstanding" ne laisse pas d'inquiéter. Elle contient ces paroles mémorables : "We all need a fix, at a time like this" (On a tous besoin d'un fix, par les temps qui courent). Cette chanson étire sur huit minutes ses doutes et son besoin de confession amoureuse, auxquels le refrain, porté par des choeurs surpuissants, apporte cette seule réponse : le constat désespérant suscité. L'orchestration, démesurée (piano, claviers aussi malsains que ceux du Rock Bottom paru la même année, cordes, etc.), renforce l'impression de fragilité qui se dégage de la voix. Une grande chanson maladive, vraiment.

"No Other" a été la chanson qui a été la plus longue à finaliser. Après une longue intro structurée autour d'un riff repris par la guitare, la basse et les claviers, émerge la voix de Gene Clark, voix fantômatique quoique terriblement présente. Ce son a été obtenu par Kaye en doublant la voix de Clark et en faisant passer le tout à travers un téléphone. Les couleurs soul/funk qui émanent de cette chanson très singulière sont peut-être dues à la présence dans le studio, au moment de l'enregistrement, de Sly Stone... Précisons aussi que les musiciens, touchés par le perfectionnisme mais aussi par la l'extrême gentillesse de Gene Clark (à une époque où tant de chanteurs avaient la grosse tête), mirent un point d'honneur à donner le meilleur d'eux-mêmes.

"Strenght Of Strings" est peut-être encore plus forte... Elle vit le modeste Gene Clark endosser des habits d'allumé (cf la pochette de l'album), s'affubler d'un maquillage grotesque, et défricher les étendues cosmiques. Son ambition, ici, dépassait même celle du Lennon de 1966 réclamant que sa voix sonne comme celle du "dalaï-lama au sommet d'une montagne" : Gene Clark n'aspirait rien moins qu'à une chanson exprimant la façon inconsciente par laquelle la musique est assimilée. Cette chanson épique démarre vraiment au bout de deux minutes invraisemblables, parcourues par un simili-riff tortueux et par des choeurs. Puis la voix de Gene Clark se fait entendre, et elle est... vraiment aérienne. Une guitare slide l'accompagne, dans les hauteurs. Quand la grille d'accords s'arrête, le simili-riff de l'intro résonne à nouveau, agrémenté de toutes les fantaisies ornementales envisageables, et Gene Clark reprend depuis le début les paroles. On comprend alors, avec retard, ce qu'était cette étrange intro... Des chansons comme celle-là, il faut les écouter et les réécouter.

L'énigmatique "From A Silver Phial", embourbée dans des accords de piano pesants, semble se référer à une prise excessive de cocaïne.

Comme "Some Misunderstanding", "Lady Of The North" est introduite par de magnifiques arpèges de guitare. C'est de nouveau une chanson démente, cosmique... la narration d'un vol dans les cieux, en compagnie, manifestement, d'une "dame du Nord"... Le chant est tout aussi planant que sur certaines des chansons précédentes. Impression d'apaisement. La grille d'accords, aux teintes country, est coupée par un bizarre riff alternativement tombant puis montant, repris par un fiddle.

Comme l'a dit Gene Clark lui-même, cet album est à l'origine de son statut d'artiste-culte. Gene Clark y a vu, à raison, son chef d'oeuvre. Ces chansons lentes, étirées, majestueusement produites, exercent une fascination qui n'est pas près de s'estomper. Avec sa pochette parsemée d'images de stars d'Hollywood déchues, avec ses paroles qui ne proposent comme solution au désenchantement que la fuite dans des paradis artificiels, avec ses arrangements baroques, c'est le grand album malade des années 70, bien devant le troisième Big Star, qui lui est nettement inférieur (à défaut d'un producteur aussi imaginatif ?). C'est aussi l'album qui semble le mieux répondre aux voeux de Gram Parsons de voir émerger une "cosmic american music". Ces visions de corbeaux planant au-dessus des plaines, cette voix égarée, bouffée par la démesure de la production... ça évoque aussi bien qu'un western les grands espaces américains.

Témoignage de la perte définitive des illusions hippie, No Other marquera l'entrée de Gene Clark dans la phase terminale de la déchéance.  

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr