1967. Après l'enterrement du projet Smile et le basculement de Brian Wilson dans la dépression, les Beach Boys sortent Smiley Smile : c'est un pauvre reliquat de la gemme qu'aurait dû être Smile s'il avait été achevé. L'album est bien entendu démoli par la critique. Soyons justes à son égard, cependant. Si Smiley Smile ne pouvait que décevoir ceux qui attendaient un successeur à Pet Sounds, il faut le réécouter pour se rendre compte que certains fragments, dans leur choquante nudité, sont assez envoûtants.
En tout état de cause, les Beach Boys se retrouvent au fond du trou et décrêtent l'union sacrée afin de sauver ce qui peut être sauvé. Union sacrée ? Amitié ? Voilà justement le fil conducteur de l'album de 1968, intitulé tout simplement Friends.
Je suis venu à cet album après avoir lu une interview de Silvain Vanot dans laquelle on lui posait la fameuse question : quel album emmènerait-il sur son île déserte ? Il nomma Friends. C'était l'époque de la sortie de son album Il fait soleil. Il y a évidemment une parenté de ton entre les deux albums...
Friends est tout aussi lumineux que Smile était inquiétant (par moments). Et alors que ce dernier avait été assemblé progressivement, en accumulant des couches d'overdubs, Friends est marqué par un retour à la simplicité. Back to basics, comme disent les Anglo-Saxons ! Ce qui est parfois vu comme une régression due à l'état mental de Brian Wilson (qui lui interdisait d'emmener la production vers les cîmes du passé) peut aussi être vu comme une parenthèse sincère et rafraîchissante.
Il n'y a qu'à écouter le message de la chanson-titre, "Friends", officiellement élaborée collectivement : "Let's be friends". Touchante ingénuité de la part de Brian quand on sait quel panier de crabes était devenu la maison Wilson. Cette chanson, où brille la voix haut perchée de Carl, est en tout cas une réussite éclatante. Les arrangements de Brian, s'ils ne sont pas aussi complexes que jadis, sont d'une grande clarté : il utilisait décidément les instruments comme un peintre ses pigments. Basse, guitare, cuivres, vibraphone et même harmonica (dans un emploi très intéressant) : tout est appliqué avec grâce et parcimonie. Noter que cette chanson est une valse, avec un rythme à trois temps souligné de façon très jazzy par le batteur.
Ces quelques commentaires permettront certainement au lecteur de comprendre pourquoi Friends n'a pas trouvé son public en 1968. Chanter ainsi gentiment l'amitié à une époque où l'armée américaine s'enlise au Vietnam et où des émeutes estudiantines éclatent un peu partout aux Etats-Unis, c'était pour le moins anachronique.
Décrivons brièvement les autres morceaux. "Meant For You" est une brève introduction, très réussie, dans l'esprit des fragments de Smile recrées pour Smiley Smile. C'est fugué, avec un orgue et des choeurs, et on comprend en musique l'amour de Brian Wilson pour Bach.
Le troisième morceau, signé par Brian et Al Jardine, est une petite merveille d'arrangements. Brian chante seul les couplets. La basse en pédale et les claviers installent une ambiance fascinante. Seul Brian Wilson pouvait avoir l'oreille pour écrire quelque chose comme ça. Le refrain, lui, propose un tuba.
Encore une chanson à trois temps, alter ego de "Friends" : "Be Here In The Morning". Les arrangements sont tout aussi judicieux : guitare hawaïenne pour l'introduction ; glockenspiel sur le refrain ; et un effet sonore intéressant (la voix d'Al accélérée). Carl chante plus haut que jamais.
"When A Man Needs A Woman" est une des meilleures chansons de l'album. Elle est d'ailleurs chantée par Brian. C'est un plaisir que d'entendre cette voix... La chanson est menée par une guitare limpide. Un solo d'orgue. Un pont très bluesy...
"Passing By" : c'est une chanson semi-instrumentale. Guitare, orgue sonnant comme les Bontempi d'antan, harmonica basse... C'est correct.
"Anna Lee, The Healer" : cette chanson-là est un point faible de l'album. Elle est notoirement sous-arrangée. Sur les couplets, il n'y a qu'une ligne de basse doublée au piano et quelques choeurs.
"Little Bird" est une merveilleuse chanson de Dennis Wilson. C'est sur cet album-ci que l'on décèle les premiers signes de son émergence en tant que compositeur important. Beaux arrangements avec des violoncelles discrets et une trompette bouchée sur le pont. Cette chanson, par endroits, est digne de Smile.
"Be Still" : autre chanson de Dennis. Très courte. Accompagnée seulement d'un orgue. C'est assez évocateur. "Oh-ohohhhh..."
"Busy Doin' Nothin'" : une chanson où Brian évoque son quotidien au cours de ces années 67-68, sur un rythme de bossa-nova. Il faut savoir que sur Friends, Brian put faire appel à des instrumentistes extérieurs, comme il le fit pendant ses années de gloire 65-67. Simplement, les effectifs étaient moindres.
"Diamond Head" est un paysage musical hawaïen, exclusivement instrumental. C'est une des productions les plus complexes de l'album. On y entend des réminiscences de Smile.
Enfin, "Transcendental Meditation", de façon paradoxale, est la chanson la plus rock de l'album. Ce n'est pas aussi gênant qu'on l'a dit.
Je ne prétendrai pas que cet album soit sans faille. Il associe une première partie très forte à une deuxième partie assez moyenne. Oui mais... Brian Wilson était la musicalité faite homme. Et cet album est ce qu'il a publié de mieux avec les Beach Boys après Pet Sounds. Il n'aura jamais plus, par la suite, autant d'influence sur le groupe ; et jamais plus les Beach Boys ne produiront d'album ayant cette cohérence. Car toutes les chansons sont nimbées des mêmes couleurs chaudes. C'est une parenthèse estivale heureuse dans la carrière troublée des Beach Boys, et c'est très attachant.
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