Il est impossible d'écouter la musique de Fred Neil sans avoir la gorge qui se serre (un peu). C'est d'abord la voix qu'on remarque : une voix de baryton pleine de la chaleur du sud. Et puis il y aussi des airs d'authenticité poignante. Cette musique s'est développée pour elle-même, non pas pour s'adapter aux goûts d'autrui. Comme l'a dit John Sebastian, ce n'était pas la version commerciale du folk rock... c'était la vraie version. John Sebastian encore : "à une époque de pères (Missippi John Hurt, Lightnin' Hopkins, Doc Watson, Bob Gibson), il fut l'un des fils ; et il fallait être vraiment bon pour hériter d'eux". C'est que Fred Neil avait écumé tout le sud des Etats-Unis avec son père ; il était la musique qu'il jouait. Et quand il en eut assez d'être confronté aux requins des maisons de disques, il se remit en route et s'en retourna vivre chez lui, dans le soleil de Floride.
Fred Neil fut le grand bonhomme de toute la scène de Greenwich Village. Quand Bob Dylan arriva à New-York, il comprit vite qui était Fred Neil : "il semblait qu'il avait reçu tous les dons". Aussi Bob essaya-t-il de se faire une petite place auprès de lui, en l'accompagnant à l'harmonica. Et Fred, bien sûr, accepta : il pensait moins que tout autre à sa carrière commerciale ; il pensait à jouer de la musique, de jour comme de nuit.
Ses dons ? Fred Neil est un chanteur aussi touchant (car aussi désintéressé ?) que les bluesmen. C'est un guitariste qui est à vingt-mille lieues de ses contemporains : nul ne joue de la 12-cordes comme Fred Neil. Et c'est bien sûr un compositeur de génie... Il a été repris bien sûr par ceux qui gravitaient autour de Greenwich Village : "Blues On A Ceiling" par Karen Dalton, entre autres. Mais sa notoriété de songwriter a vite dépassé les frontières du village... Tim Buckley, grand admirateur de Neil, a repris "The Dolphins". Et Harry Nilsson a eut un succès inouï avec sa reprise de "Everybody's Talkin'" (la sixième chanson la plus reprise de tous les temps), popularisée par le film Macadam Cowboy. Le paradoxe est que ces deux dernières reprises sont bien plus célèbres que les versions originales de Fred Neil. Ce paradoxe ne s'explique pas, d'autant plus que la reprise d'Harry Nilsson, par exemple, est lamentable. Ce n'est qu'une resucée proprette pour godelureaux d'une chanson infiniment personnelle. Ce que dit Fred Neil dans ces deux chansons, sans doute les plus connues (relativement) de son répertoire, il l'a douloureusement à l'esprit, au point qu'il plaquera tout, peu de temps après, pour gagner des lieux où le soleil brille, et pour étudier les dauphins.
Parlons de ces deux chansons, justement. "The Dolphins" est inoubliable. Elle est lente, hantée par la résonance aquatique de la guitare de Neil et par sa voix abyssale. Chanson magnifiquement composée et très bien interprêtée. Batterie à trois temps pleine de swing. Solo de guitare subtilement indianisant.
"Everybody's Talking About Me" est emmenée par un magnifique maelström de guitares. On y entend des choses originales, comme ces harmoniques artificielles durant l'introduction, ou une partie lead volontiers modalisante. C'est évidemment une chanson merveilleuse.
Mais toutes les chansons de l'album ou presque sont pénétrantes : "I've Got A Secret", "There's The Bag I'm In", un blues mid-tempo emporté par un harmonica ô combien sudiste, "Ba-De-Da", pleine de chaleur, "Faretheewell", la plus lente, où Fred se fait crooner, "Everything Happens", avec ses guitares qui claquent, "Sweet Cocaine", où ce magnifique harmonica résonne à nouveau, "Green Rocky Road", avec sa grille d'accords qui monte et descend comme une vague...
Le seul morceau qui puisse poser problème, c'est "Cynicrustpetefredjohn Raga", qui comme son nom l'indique est un raga improvisé. On y entend des sons de guitare étonnants, etc. Mais c'est tout de même un longuet. Pas de chant, naturellement. On pardonne volontiers à Fred Neil : l'album a été enregistré en 1967, et ces expérimentations étaient bien dans l'air du temps... Du reste, il semblerait que ce morceau ait eu une certaine influence, puisque Buffalo Springfield enregistra à son tour des ragas...
Cet album-ci est le grand oeuvre de Neil. C'était son premier album pour Capitol et il a bénéficié d'une très bonne production. Amateurs de Tim Buckley, vous serez intéressés de savoir que la section rythmique vient du jazz : contrebasse et batterie qui swingue avec légèreté. S'il y a une différence entre la musique de Neil et celle de son plus fidèle admirateur, elle est dans le background : Fred Neil reste très imprégné par le blues. Mais il ne faut pas cantonner Neil à un seul registre. Sur ses futurs albums, il tentera des choses très expérimentales... Il n'aura, hélas, pas le temps de réussir dans cette voie, plombé par les drogues et par un dégoût croissant vis-à-vis de l'industrie musicale. A croire, décidément, que Tim Buckley avait fait sienne l'âme de Fred Neil !
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