Fearless - Family (1971)


1. Between Blue and Me – 4:58
2. Sat'd'y Barfly – 4:02
3. Larf and Sing – 2:45
4. Spanish Tide – 4:00
5. Save Some For Thee – 3:45
6. Take Your Partners – 6:25
7. Children – 2:20
8. Crinkly Grin – 1:05
9. Blind – 4:02
10. Burning Bridges – 4:00

 

Voilà l'exemple typique du groupe qui, en raison d'infortunes successives, n'a pas eu la carrière qu'il méritait. Family, aujourd'hui, reste connu dans l'esprit de certains comme le groupe de Roger Chapman, un chanteur à la voix chevrotante comme celle d'un Joe Cocker. Mais ce fut surtout le groupe de John "Charlie" Whitney, un guitariste et compositeur capable d'un tact infini au niveau des arrangements. Whitney aura permis à Family de briller dans à peu près tous les genres abordés : du folk psychédélique des débuts jusqu'au blues-rock final.

La formation a beaucoup évolué. Seul l'excellent batteur Rob Townsend a accompagné Chapman et Whitney jusqu'au bout. Pour le premier album, Music In A Doll's House, publié en 1968, Family, outre les trois pré-cités, comprend Ric Grech (futur Blind Faith) à la basse et au violon, et Jim King, un showman, au saxophone. On est alors en plein psychédélisme, avec des groupes comme Pink Floyd et Traffic. Family, qui s'inscrit dans cette tradition, se taille une solide réputation dans le milieu de l'underground londonien. Si le groupe a choisi un tel nom de scène, c'est que les musiciens vivent en communauté, d'une façon qui restera légendaire... Music In A Doll's House vaut par ses mélodies subtiles, reflets d'une vaste culture musicale, allant jusqu'au jazz, à la musique indienne et à la musique classique.

Je me souviens d'une conférence au cours de laquelle j'avais reproché à Michka Assayas de négliger le groupe Family. Il m'avait alors rétorqué que Family était "un de [ses] groupes favoris". Le "Love anglais" avait-il ajouté. C'est assez juste...

Le deuxième album de Family, Family Entertainment (1969), se place dans le même sillon que celui creusé par le premier album. Il est simplement moins bon (et moins bien enregistré).

Family va traverser ensuite une période de turbulences. Départ de Ric Grech, remplacé par John Weider, puis de Jim King, remplacé par John "Poli" Palmer. Ces "transferts" s'avéreront finalement positifs, car John Weider et "Poli" Palmer sont d'excellents musiciens. Pendant cette période, Family publie A Song For Me (un album sous-estimé, qui est très entraînant, et où Family va jusqu'à faire des incursions dans le rockabilly) et Anyway en 1970 (un album comprenant une face en studio et une face live). John Weider est alors remplacé par John Wetton.

Commence alors la troisième, dernière et selon moi meilleure période de Family. L'apport de John Wetton, qui ira plus tard revitaliser King Crimson, permettant à Larks Tongues In Aspic de tutoyer les sommets, n'est sûrement pas étranger à cette nouvelle progression. Pour Fearless, il joue de la basse, de la guitare, il supplée "Poli" Palmer aux claviers, et il chante aux côtés de Chapman.

Un vent de folie devait souffler lors de l'enregistrement de Fearless. C'est un album rempli de chansons qui ont toutes une singularité. C'est aussi l'album le plus électrique de Family.

"Between Blue And Me", sur laquelle s'ouvre l'album, est une délicieuse ballade construite sur une brillante grille harmonique. Je vous assure : c'est génial. Les arrangements sont très fins : quelques percussions, une nappe légère d'orgue... La partie centrale est beaucoup plus électrique. Elle est introduite par un riff aigu, joué par deux guitares complémentaires. C'est assez tapageur... Puis "Chapo" chante avec sa voix déchirée... On le traita parfois de "chèvre électrique", mais sur cet album il n'est jamais énervant. Intriguant tout au plus... Je suis admiratif de la façon dont les musiciens font transition pour revenir à la section initiale. La grille d'accords est simplement jouée, sans chant, toute en nuances. La chanson se termine sur un appel hurlé par deux guitares électriques électriques lancinantes. Un sommet...

"Sad'd-y Barfly" : qu'est-ce que c'est que ce truc ? On dirait les Faces qui auraient picolé plus que de coutume... Je vous prie de croire que vous n'avez jamais rien entendu de pareil ! Piano de saloon, tuba, bruitages folkloriques...

"Larf And Sing" : c'est encore une chanson qu'on n'oublie pas. Elle est signée de "Poli" Palmer, passionné par la musique brésilienne. Et justement, la basse qui rythme ici les couplets a des airs de virtuosité latine. Une mélodie singulière est chantée par John Wetton en registre de tête... Cette mélodie est ponctuée par une phrase de guitare qui en serait presque hilarante, à force de singularité. Les couplets, très allègres, chantés a capella, évoquent les numéros comiques anglais d'autrefois. Après deux grilles couplet/refrain prend place un de ces instants de magie dont était capable Family : c'est uniquement instrumental, Whitney joue les accords avec une finesse merveilleuse, pendant qu'une guitare électrique s'envoie en l'air... Peu de groupes de l'époque étaient capables de cela !

"Spanish Tide" est un monument en plusieurs parties. Comment décrire quelque chose d'aussi touffu ? Cela commence par un arpège mineur mélancolique. Clavecin électrique et guitare 12-cordes. Chapman est rejoint par Wetton pour un beau choeur. Un passage guitaristique complètement dément amène la section suivante, qu'on décrira ainsi : c'est comme si les Eagles avaient enfin acquis un son sale (oui, il y a du boulot). On sort de ce passage-là par des accords à caractère hispanique. Poli Palmer prend un solo de vibraphone (c'est-à-dire d'orgue). Retour au début. Tout cela, bien sûr, ne peut donner qu'une vague idée de toutes les astuces d'arrangements que Whitney a trouvées pour ce morceau.

"Save Some For Thee" : c'est à peu près aussi dément que "Sad'd-y Barfly". Sur une rythmique sautillante : du piano, des cuivres, des percussions... Solo de guitare claquant de Whitney. Le morceau se termine en fanfare, au sens propre comme au figuré.

La deuxième face est un peu moins dense.

"Take Your Partners" a des airs de jams. On y entend des effets bizarres. Jamais chant n'aura été développé sur des arpèges aussi incongrus et aussi anormalement placés rythmiquement. Whitney nous gratifie d'in très beau passage de guitare, plein de finesse. Cela dit, il y a quelques longueurs... C'est sans doute la moins bonne chanson de l'album.

"Children" : c'est de la folk acoustique entraînante, le genre de chose qu'on chante autour de feu de camp en claquant des mains. Mais surtout, c'est très bon !

"Crinkley Grin" : un très bel instrumental de "Poli" Palmer, qui ne dure qu'une minute... C'est très catchy, avec des vibraphones qui virevoltent sur une rythmique rock. Amis publicitaires, vous avez là un jingle tout trouvé !

"Blind" : c'est la chanson de l'album qui a le son de guitare le plus proche du hard rock. Et pourtant, ce n'est pas loin d'être une valse ! C'est dire l'originalité de Family... Chapman crée des sons bizarres en agitant un tube en plastique au-dessus de sa tête (!). Et le morceau dégénère périodiquement en un "bagpipes" à l'écossaise...

"Burning Bridges" : comme le titre pourrait le laisser présager, on bascule là dans un univers psychédélique... Un arpège singulier introduit la chanson. Sur le refrain : du "tremolo picking" joué apparemment sur une mandoline électrique. Il a été dit que cette chanson sonnait comme du Génésis. Et il est vrai que la voix de Chapman sur cette chanson ressemble à celle de Peter Gabriel, pendant que la guitare a des airs hackettiens...

Fearless, comme on peut le voir est particulièrement diversifié. Pourtant, il ne donne par l'impression d'un capharnaüm. Il y a bien une parenté entre toutes les chansons : un son très particulier, exclusif à Fearless. Dès les premières écoutes, on peut ressentir l'impalpable : le fait que cet album soit né dans une période d'exceptionnelle inspiration pour Family. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr