Disreali Gears - Cream (1967)


1. "Strange Brew" (Clapton, Collins, Pappalardi) – 2:46
2. "Sunshine of Your Love" (Bruce, Brown, Clapton) – 4:10
3. "World of Pain" (Collins, Pappalardi) – 3:03
4. "Dance the Night Away" (Bruce, Brown) – 3:34
5. "Blue Condition" (Baker) – 3:29
6. "Tales of Brave Ulysses" (Clapton, Sharp) – 2:46
7. "SWLABR" (Bruce, Brown) – 2:32
8. "We're Going Wrong" (Bruce) – 3:26
9. "Outside Woman Blues" (Reynolds, arr. Clapton) – 2:24
10. "Take It Back" (Bruce, Brown) – 3:05
11. "Mother's Lament" (Traditional, arr. Bruce, Baker, Clapton) – 1:47

 

On n'a plus conscience, aujourd'hui, du tremblement de terre qu'a constitué Cream. D'aucuns disqualifient sa musique sans même prendre la peine de l'écouter, parce qu'ils ont vaguement entendu dire que les concerts du groupe étaient l'occasion de solos à rallonge. Cette dernière assertion est vraie. Cream fut un groupe de concert flamboyant et annonça les excès du hard-rock des années 70. Mais nous sommes en mesure de rassurer les peureux : Cream ne tombera jamais, en studio, dans virtuosité gratuite.

C'est le premier grand power-trio. Malgré une durée de vie très brève (moins de deux ans), il a eu une influence exceptionnelle, suscitant des dizaines d'émules comme Free (souvent remarquable, du reste) ou Mountain. Son seul véritable concurrent cependant a été The Jimi Hendrix Experience, mais comme l'on disait parfois à l'époque, si Jimi Hendrix était le meilleur guitariste, Cream était le meilleur groupe.

Cream a été formé par quelques-uns des meilleurs musiciens que comptait l'Angleterre, d'où son nom. C'est en 1966 que Clapton, dont la réputation est alors au zénith ("Clapton is God" proclament des graffitis sur les murs de Londres), décide de former un groupe avec Ginger Baker, un batteur d'exception. Clapton propose une association avec Jack Bruce, ce qui n'enchante pas Baker : les deux hommes se sont côtoyés au sein du Blues Incorporated d'Alexis Korner et de la Graham Bond Organization, et ils en sont arrivés à se détester cordialement. Malgré les réticences de Baker, il n'y a rien à faire pour empêcher la venue de Bruce : celui-ci est vraiment le meilleur à son poste.

Cette tension entre Bruce et Baker perdurera tout au long de l'existence du groupe. Elle sera certainement positive, car la section rythmique de Cream est tendue, explosive. Mais elle précipitera la fin du groupe...

Nous n'en sommes pas là. Le premier album de Cream sort en 1966, précédé du 45 tours "I Fell Free", où Cream trouve son style : nuées de percussions, guitares distordues, avec une singularité dans les harmonies vocales. La première face de l'album est plutôt pop ; la deuxième face est blues, avec des reprises comme "Spoonful", apportées par le Captain (Clapton). Se manifeste déjà la capacité du groupe à fusionner rudesse du blues et pop anglaise.

Le son du groupe est d'une puissance inouïe. Rien à voir avec le blues laid-back et pépère que commettra Clapton dès les années 70. Ici, Clapton joue avec une Gibson Les Paul à doubles micros (pas une Fender), entouré de murs d'amplis. Il ne fait aucun doute que le hard-rock a sa source dans la musique de Cream. D'ailleurs, Jimi Page n'a jamais caché qu'avec Led Zeppelin il voulait prendre la suite des Yardbirds et de Cream (deux groupes dans lesquels était passé Clapton).

Mais il n'y a pas que le son de guitare. Il y a aussi la virtuosité de Bruce, capable d'improviser à tout moment. Il joue toujours très légèrement en avance sur les temps, ce qui propulse en réaction la musique en avant. Quant à Baker, il a été formé au jazz. Si la musique de Cream était si impressionnante et si dynamique en concert, c'est parce que sa section rythmique avait le sens du swing, ce que n'ont plus les groupes de hard-rock d'aujourd'hui, dont les batteurs jouent de façon résolument binaire.

1967 : année fantastique pour le rock, et année de Disreali Gears, qui est enregistré aux Etats-Unis sous la houlette de Felix Pappalardi, futur fondateur de Mountain. C'est un chef d'oeuvre. Nous sommes en pleine période psychédélique, ce qui se voit sur la pochette de Martin Sharp (un délire de rouge et de jaune qui noie les musiciens).

Clapton confessera que l'apogée de Cream coïncidera avec cette période d'intense consommation de LSD. Réellement, il est rare qu'une musique soit aussi fascinante, amalgamant dans un creuset magique énergie du blues, féerie de la pop et expérimentations psychédéliques.

Disreali Gears contient le plus grand succès de Cream, "Sunshine Of Your Love". Le riff est particulièrement célèbre. Les battements de toms de Baker confèrent à ce titre une sorte d'aura primitive. On considère généralement que ce titre fournit une des meilleures illustrations qui soient du son Clapton avec Cream, le "woman tone". Le solo est très audacieux : Clapton ne joue pas dans la gamme pentatonique usuelle, mais il reprend les premières notes du standard de jazz des années 30, "Blue Moon" (opposant ainsi lune et "sunshine"). Ceci dit, seul le résultat importe : or, ce solo est mémorable. Hendrix, grand admirateur de Cream, reprendra "Sunshine Of Your Love".

Un mot sur Jack Bruce. C'est lui qui a composé cette chanson, pendant que son ami Peter Brown, un poète, écrivait les paroles. Jack Bruce composera l'essentiel du répertoire de Cream. Il posera aussi son empreinte sur chaque chanson, puisque c'est lui qui chante, avec sa voix capable de se poser très haut, d'une étrange façon. Jack Bruce est passé par la Royal Academy of Scotland, et il disposait d'un très solide bagage technique.

Plusieurs autres titres parmi les plus puissants et les plus fameux de Cream figurent sur Disreali Gears : "Strange Brew" (où la voix très pop fait contraste avec la guitare surpuissante), l'extraordinaire "Swlabr" ("Many fantastic colours..."), "Take It Back" (un déluge blues-rock avec harmonica) et "Tales Of Brave Ulysses". Ce dernier morceau mériterait un développement séparé, tant il est génial. La musique est l'oeuvre d'Eric Clapton ; et c'est Martin Sharp qui a écrit les paroles, faisant référence à quelques-unes des aventures océanes d'Ulysse. On commence par une descente de basse, avec des nappes de cymbales et la voix hiératique de Bruce. Puis entrée martelée de la guitare et de la batterie. C'est la première fois que Clapton utilise la pédale wah-wah, et c'est parfaitement approprié, puisqu'on a l'impression de sons emportés par les vagues.

Comme on peut le voir, la barre a été placée très haut. Mais le reste est à l'avenant.

"Outside Woman Blues" est un autre titre de blues-rock (une reprise mais transfigurée) basé sur un riff. Très efficace.

"World Of Pain" est pour moi peut-être la meilleure chanson de l'album. Le registre est très différent : c'est plus pop, avec une grille d'accords plus complexe. Clapton tire des sons étonnants de sa guitare : d'abord en utilisant à nouveau la wah-wah et en complétant judicieusement la (belle) mélodie vocale, puis en effectuant un solo très psychédélique. Bruce use à merveille de sa voix de falsetto sur le refrain, et la battue de Baker est admirable de sensualité.

"Dance The Night Away" est la chanson la plus psyché. Certains sons pourraient d'ailleurs figurer sur "The Piper At The Gates Of Dawn". Une assez belle réussite.

"Blue Condition" est une chanson de Ginger Baker. Paroles un tantinet méditatives. Ritournelle entêtante pour toute mélodie. Ca passe plutôt bien. Lou Reed n'a pas fait autre chose quand il a fait chanter "I'm Sticking With You" à Moe Tucker.

Le seul ratage, c'est "We're Going Wrong". Tout le monde est stone, dans cette chanson. Il arrivait parfois à l'époque psychédélique que des mecs dépassent les doses décentes. Et malheureusement, dans le tourbillon ambiant (nous sommes quand même dans le Swinging London), nul n'avait la lucidité nécessaire pour leur dire que ce qu'ils avaient fait était de la merde. Plus de surmoi. On a donc là quelques percussions, une ébauche de mélodie inconsistante...

L'album s'achève sur "Mother's Lament". Là aussi, c'est une tentative étrange, mais c'est le dernier titre, et c'est un genre de pochade, alors on pardonne volontiers. Les trois, accompagnés par le seul piano, se lancent dans une imitation des chansons de cabaret, de manière volontairement forcée. Ca a tout à fait sa place sur le disque, et ça contribue encore à montrer (si besoin était) que Disreali Gears est un kaléidoscope de couleurs et d'influences.

Vous l'aurez compris, je suppose, Disreali Gears est le sommet du blues-rock psychédélique anglais. Seul Hendrix pourrait lui contester ce titre... mais après tout Hendrix n'est pas anglais (et ça se sent dans sa musique).  

              Damien Berdot
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