Les pays anglo-saxons n'ont pas été les seules terres d'élection du rock. L'Allemagne a été un formidable terrain d'expérimentation pour cette musique. On parle de l'Allemagne de l'Ouest des années 70, celle avide de liberté, celle de Berlin-Ouest.
Le groupe Can se forme en 1968, quand un jeune violoniste et guitariste montre à son professeur Holger Czukay à quel point la musique populaire est devenue riche et complexe (il lui joue "I Am The Walrus" des Beatles). A la suite de Can, vont se former Amon Düül 1 et 2, Cluster, Faust, Neu !, Kraftwerk, Ash Ra Tempel, Tangerine Dream, tous des groupes qui infléchiront profondément le cours de la musique populaire. Pour désigner ces groupes, on inventera un vocable (à l'origine péjoratif) : on parlera de krautrock.
Même si chacun de ces groupes a sa singularité, on peut malgré tout relever des caractéristiques communes, comme le goût pour l'improvisation et la tendance à l'étirement des structures. Le fait que les groupes de krautrock n'hésitent pas à faire exploser le format court de la chanson les a fait un temps englober dans le vaste mouvement de la musique progressive. En réalité, les objectifs poursuivis étaient différents. Les groupes progressifs comme Emerson, Lake et Palmer ou Yes avaient une approche plutôt passéiste, cherchant à marier le rock à des formes pré-existantes (musique dite classique, jazz, etc.). Il en va autrement du krautrock. Les principales figures de proue de ce "mouvement" étaient motivées par des ambitions artistiques très modernes. Ainsi, Irmin Schmidt et Holger Czukay étaient élèves du compositeur contemporain Karlheinz Stockhausen.
Chacun à leur façon, les groupes de krautrock vont mêler des textures atmosphériques à une structure rythmique très marquée. Pour la structure rythmique, ils emploieront les instruments du rock, allant jusqu'à lui donner un caractère mécanique : c'est le rythme "motorik" (dont Neu ! sera peut-être le meilleur spécialiste). Il s'agit de donner une représentation musicale au monde moderne, envahi par le machinisme. Quant aux textures atmosphériques, elles occasionneront un remarquable travail sur les sons qui fera de ces groupes allemands des défricheurs dans l'emploi du synthétiseur. C'est ainsi que les groupes de l'école de Berlin (Ash Ra Tempel, Tangerine Dream, etc.) seront à l'origine de la musique ambient, alors que les climats de Kraftwerk entraîneront la naissance du mouvement techno.
Au fond, Can est peut-être le plus conventionnel de tous ces groupes. C'est-à-dire qu'il reste attaché aux instruments traditionnels. Ca le rend sans doute plus accessible à un large public.
D'un autre côté, Can a toujours été attaché à la liberté de l'improvisation, au point de donner des concerts de six heures. Si un groupe a touché de près à la perfection envoûtante de l'improvisation (car la liberté fascine à peu près comme les sirènes d'Homère), c'est bien Can. Cette musique, qui peut être en cas de besoin être très écrite et très mélodieuse (cf sur Ege Bamyasi la rêveuse "Sing Swan Song" ou la dramatique "Vitamin C"), a sa source dans les morceaux les plus bruitistes du Velvet Underground et les improvisations de l'acid rock. Il y a aussi dans la musique de Can quelque chose de décadent et de sombre, qui tient peut-être des paysages moroses de la Ruhr, et qui ne sera pas sans influencer Joy Division, Wire, Cabaret Voltaire et PIL. Et les paroles renforcent encore l'impact de la musique : "I was born, I was dead / I’m gonna give my despair"...
Une première écoute du disque suffit pour se rendre compte de l'homogénéité impressionnante qu'avaient su construire ces musiciens. Tous étaient de puissantes individualités : Holger Czukay, ancien élève de Stockhausen, bassiste émérite, maître ès-tripatouillages de bandes ; Irmin Schmidt, lui aussi élève de Stockhausen, ancien chef d'orchestre, créateur d'ambiances aux claviers ; Jaki Liebezeit, passionné de percussions africaines, et dans doute le plus grand batteur des années 70 ; Michael Karoli, jeune guitariste touché par la grâce ; et Damo Suzuki, chanteur allumé qui arrêtera sa carrière de chanteur par mysticisme.
C'est l'incroyable groove créé par Michael Karoli, quelque chose qui recueille la binarité du rock et la souplesse du jazz, qui constitue la colonne vertébrale sur laquelle les autres musiciens viennent se greffer. "Paperhouse" en est une première illustration. Belle mélodie, chantée de manière presque désinvolte par Damo Suzuki. Puis des nappes synthétiques très réussis viennent se poser sur la rythmique, avant que Michael Karoli prenne un solo très crunchy et que Damo Suzuki conduise le groupe vers l'acmé finale.
Can est un groupe capable d'installer une transe hypnotique, à l'image de "Mushroom", au nom plus que significatif. On ne sait ce qui est ici le plus hallucinatoire, de la batterie organique de l'homme-machine Jaki Liebezeit (du Radiohead avant l'heure), du chant lancinant de Damo Suzuki, des sons de guitare et de claviers mêlés...
Ce n'est pas un disque facile que Tago Mago, on ne saurait vous tromper à ce sujet. Mais jamais ambiances n'ont été si communicatives. "Oh Yeah" : travail remarquable du claviériste Irmin Schmidt.
Les trois morceaux qu'on vient d'évoquer sont relativement accessibles. "Halleluhwah" est déjà plus beaucoup long : 18 minutes. Ca commence par un riff de basse accompagné par une batterie et une guitare funky. Sur cette trépidation irrésistible se greffent des improvisation presque free.
Mais le coeur de l'album, monde totalement halluciné vers lequel l'auditeur est progressivement transporté, ce sont deux collages totalement délirants assemblés avec soin par Holger Czukay. Le premier, "Aumgn", est très impressionnant, avec ses invocations répétées : "Aummmmmgn !". Le deuxième collage, "Peking O", qui est moins long, est beaucoup plus décousu. Il possède quelques passages marquants... Cela reste, à mon sens, le moins bon morceau de Tago Mago.
On revient à quelque chose de plus conventionnel pour conclure avec "Bring Me Coffee Or Tea". Climats plus calmes, qui donnent même à entendre un sitar. La voix de Damo Suzuki est génialement aboulique...
Tago Mago est sans conteste l'album le plus difficile d'accès parmi tous ceux que nous recommandons sur ce site. Mais c'est un album marquant. Nul n'a jamais démontré plus de génie évocateur dans des improvisations ou des collages que Can, groupe légendaire du krautrock allemand.
Si vous voulez vous acclimater en douceur à la musique de Can, l'album qui s'impose est Ege Bamyasi (1972) : c'est l'album qui suit immédiatement Tago Mago. D'aucuns ont dit d'Ege Bamyasi qu'il constituait une vulgarisation de l'ardu Tago Mago. Et... ils ont assez raison. Les chansons d'Ege Bamyasi sont moins longues que celles de Tago Mago. L'album ne comporte pas de collages. Par contre, les textures sont moins travaillées, et la batterie groove un peu moins.
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