Happy Sad - Buckley, Tim (1968)


1. "Strange Feelin'" – 7:40
2. "Buzzin' Fly" – 6:04
3. "Love from Room 109 at the Islander (On Pacific Coast Highway)" – 10:49
4. "Dream Letter" – 5:12
5. "Gypsy Woman" – 12:19
6. "Sing a Song for You" – 2:39

 

Après deux albums restant dans le traditionnel sillon de la folk, Tim Buckley commence avec cet album son exploration de contrées musicales nouvelles. Cette exploration le mènera jusqu'à l'atonalité et aux limites extrêmes de la musique contemporaines (Starsailor). Pour l'heure, il n'est pas question de bouleversements aussi profonds : Happy Sad se contente d'être, si l'on peut dire, un sommet de poésie et de musicalité. Ce n'est plus de la folk ; c'est du folk-jazz.

Coupons court immédiatement aux rapprochements usuels... Comparer Happy Sad à l'Astral Weeks de Van Morrison, si ce n'est pas totalement dénué de fondement, reste insultant pour Happy Sad en termes de qualité. Car Happy Sad est bien meilleur qu'Astral Weeks... Van Morrison était loin d'avoir l'oreille et les capacités musicales de Tim Buckley. Si Astral Weeks est bon au niveau des paroles, il n'a absolument rien d'extraordinaire harmoniquement ou mélodiquement... Le chant tout en en gémissements soul, dont on a dit qu'il était extraordinaire, est surtout très démonstratif... Et la direction musicale a été impulsée davantage par les accompagnateurs de Van Morrison que par lui-même... Non, je ne porte pas particulièrement Van Morrison dans mon coeur.

Rien de tel avec Tim Buckley, qui possédait une vision musicale irradiante, en avance sur son temps. Larry Beckett raconta un jour comment la musique de "Song For A Siren" sembla couler de Tim aussitôt qu'il lut les paroles. Et pourtant, cette musique était complexe et méandreuse, harmoniquement parlant...

Happy Sad ne comporte que six chansons. Cinq d'entre elles ont quelque chose de rare et de vibrant. La sixième, "Gipsy Woman", se distingue des autres en ce qu'elle est rapide, hérissée de percussions et inspirée par le blues-rock. C'est la seule chanson dispensable de l'album...

Partout ailleurs, l'instrumentation est légère et empruntée au jazz : contrebasse (c'est John Miller), guitare 12-cordes de Tim, interventions lumineuses de Lee Underwood à la guitare électrique, vibraphone (David Friedman)... Le co-producteur de ces sessions fut Zal Yanovsky, qui illumina moult titres de Lovin Spoonful à la guitare.

La première chanson, "Strange Feelin'", a une grille harmonique relativement proche du blues et aussi de "Kind Of Blue" de Miles Davies. La contrebasse balance magnifiquement... Même balancement dans "Buzzin' Fly", qui est un petit classique, et qui propose le meilleur de Tim au niveau vocal. Il est question d'un amour perdu mais qui demeure hantant. Toutes les paroles ont été signées par Tim, précisons-le.

Avec "Love From Rom 109 At The Islander", c'est autre chose. Chanson rêveuse, mélancolique, accompagnée par le bruit des vagues qui agit comme un élément unifiant. Cette élégie s'étire en effet paresseusement durant 10 minutes, en constante évolution... Chaque mélodie engendre sa propre descendance, par-dessus le bruit oscillant de la mer. Tim chante chaudement, dans son registre le plus grave... "Love From..." est le morceau de bravoure de l'album.

"Dream Letter" prolonge magnifiquement l'ambiance de la chanson précédente. Au début se font entendre seulement le vibraphone et des notes de guitare inusuelles. Puis vient la mélodie (une des plus belles de l'album), accompagnée par les coulures gravissimes de la contrebasse (jouées à l'archet). Cette contrebasse communique sa résonance comme une viole de gambe. Il y a par moments des passages dont le but est uniquement suggestif, et où le vibraphone et la guitare dissonent, la contrebasse ajoutant au chaos... "Dream Letter", comme son nom l'indique, est une lettre, une lettre envoyée à un fils jamais vu ou presque (on devine qu'il s'agit de Jeff). "Oh please..." : rarement musique populaire a autant remué les entrailles.

"Sing A Song For You" est une des chansons les plus célèbres de Tim Buckley. Elle a d'ailleurs été reprise (mais mal) par Radiohead... On peut y entendre, au début, Tim seul à la guitare. Et pourtant, l'auditeur ne remarque même pas cette austérité tant la voix de Tim réussit à susciter des images. C'est merveille comment l'intensité monte progressivement, avec un vibraphone qui s'invite dans la chanson, très doucement... Le pont est inoubliable ; il comprend une très belle partie de contrebasse jouée à l'archet. Cette chanson démontre que Tim Buckley était encore capable d'atteindre son but au moyen de chansons très focalisées et très courtes (celle-ci dure 2 minutes 30).

Tim Buckley était un homme d'une grande intégrité, qui a tenté, en dépit des lourdeurs de l'industrie musicale, de défricher les territoires que sa vaste culture musicale lui faisait entrevoir. Mais jamais cela ne s'est fait au détriment de l'émotion... Amateurs de Nick Drake, de Joni Mitchell ou de Fred Neil, vous devriez apprécier cet album. En plus d'être un fleuron du Tim Buckley folk-jazz, Happy Sad est une des dernières grandes floraisons, à mon sens, de la maison Elektra. Blue Afternoon sera dans la même veine (quoique peut-être un peu moins dense), mais il n’est malheureusement plus édité. 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr