Black Sabbath est peut-être le groupe de rock qui a eu la descendance la plus fournie. Il n'a rien moins qu'inventé le heavy metal. C'est donc à lui qu'on doit tous ces bataillons de chevelus habillés en noir. Euh... Invention heureuse ou malheureuse ?
Une oreille moderne se penchant sur Black Sabbath pour la première fois sera inévitablement intriguée... Sans doute surgira la question suivante : "Mais qu'est-ce que c'est que ces bras cassés ??"
La musique de Black Sabbath est en effet rudimentaire au possible. Les chansons sont construites sur un ou deux accords. Et il n'y a généralement pas de refrain... Plutôt que de miser sur la variété harmonique, on mise sur la multiplication des riffs, chose très inhabituelle à l'époque. Black Sabbath, consciemment, a donc inventé une nouvelle musique.
De tous les albums de Black Sabbath, seuls deux peuvent prétendre au titre de chef d'oeuvre : Paranoid et Master Of Reality. J'ai personnellement une préférence pour le second. Paranoid contient beaucoup de hits. Mais Black Sabbath n'y est encore que le "Deep Purple du pauvre" (son surnom de l'époque). Avec Master Of Reality, le son devient beaucoup plus lourd, et le heavy metal trouve sa forme définitive (il n'en a pas changé depuis). Bien sûr, il est possible d'acheter et Paranoid et Master Of Reality, mais ne comptez pas sur moi pour recommander les deux sur ce site ! On parle tout de même de Black Sabbath, que diable !
Un autre argument qui milite en faveur de Master Reality, c'est le fait qu'il contienne des moments étonnamment inspirés. Manuel Rabasse, dans le Dictionnaire du rock de Michka Assayas, a ces mots au sujet d'Ozzy Osbourne : "La résonance de sa voix et de guitare de Tony Iommi dans "Children Of The Grave", "Black Sabbath" ou "Sweet Leaf" reste l'un des très rares moments de magie, au sens presque mystique du terme, que le hard rock ait jamais suscitées." Je n'ai rien à ajouter à cela : je suis entièrement d'accord. Je préciserai juste que "Black Sabbath", qui fait penser à un rituel de sorcellerie africain, figure sur le premier album ; "Sweet Leaf" et "Children Of The Grave" sont les deux sommets de Master Of Reality.
A l'écoute de cet album, on saisit mieux la différence entre le hard rock et le heavy metal. Ce qui, chez Led Zeppelin, menaçait de s'écraser au sol (selon les dires de Keith Moon), avait tout de même une part de légèreté et même de swing. Là, c'est le plomb sans le zeppelin. Tout est plaqué au sol. Le guitariste et fondateur du groupe, Toni Iommi, joue anormalement grave, soi-disant à cause d'une mutilation de la main l'obligeant à détendre ses cordes. La guitare est accordée en do# au lieu d'être accordée en mi. Du coup, le son est plus pesant et oppressant. Ca, c'est la part accidentelle (la même part accidentelle qui a permis des découvertes scientifiques majeures). La leçon sera mise à profit plus tard par les groupes de death metal, black metal, etc.
Mais Black Sabbath, de son propre chef, modifie encore la vieille recette zeppelinienne, en ralentissant le tempo à la limite de l'acceptable. Le riff de la chanson "Into The Void" est tellement lent et étiré qu'il faut dix secondes aux musiciens pour le jouer à chacune de ses occurrences !
Autre "apport" de Black Sabbath : une imagerie noire et inquiétante qui lui vient du bassiste Butler : celui-ci est passionné d'occultisme. C'est d'ailleurs lui qui a soufflé à Iommi le nom du groupe et qui écrira une bonne partie des paroles des chansons. Toute cette imagerie fera des émules au point d'apparaître comme une composante essentielle de l'univers heavy metal.
Au final, la musique de Black Sabbath apparaît comme une version brute du hard rock : plus simple et plus radicale. La part de virtuosité est éliminée, ce qui est un point positif. Cette démarche globale simplificatrice aurait pu amener Iommi et Osbourne du côté du blues... Mais c'est le contraire qui se produit : Black Sabbath tend à élaguer et à couper sa musique de ses racines blues. On évite les grilles à deux ou trois accords, par exemple. On préfère n'en utiliser qu'un, ce qui n'est pas aisé à faire passer, du reste... Le heavy metal sera une musique "blanche" (si tant est que ça puisse exister). A comparer avec Zeppelin reprenant des blues à chacun de ses concerts (parfois sans les créditer, mais c'est une autre histoire...).
Les chansons de l'album : commençons par les classiques. "Sweet Leaf", avec son riff incroyablement compact, est une ode à la marijuana. A noter que dès le deuxième couplet, une guitare aiguë double le riff : cette astuce sera beaucoup reprise par les épigones de Black Sabbath. "Children Of The Grave" a un riff fait de triolets martelés, qui imite fort bien une chevauchée infernale. Il y est question d'enfants du tombeau et de révolution. Précisons tout de suite que les paroles de Black Sabbath, naïves au possible, contribuent au charme du tableau... En tous les cas, "Children Of The Grave" est un monument du heavy metal, pour plusieurs raisons. Les percussions saccadées font penser que le batteur est pris d'épilepsie. Ce qui tient lieu de pont (c'est-à-dire un passage instrumental à riff, comme toujours chez Black Sabbath) est nimbé d'une atmosphère idéale pour effrayer un enfant morveux. Un clavier dépressif s'y fait entendre. Et les bends de guitare de Iommi sur les couplets constituent des (géniales) lacérations.
Il y a d'autres chansons construites sur le même mode. Dans "After Forever", Black Sabbath, qui fait déjà très fort dans la rudimentarité, pousse le vice jusqu'à se contenter d'une ligne mélodique imitant le riff. "Lord Of This World", une des plus belles réussites de Black Sabbath, a plusieurs riffs percutants... et permet de se rendre compte à quel point la basse molle, presque en retard, de Geezer Butler, participe à la constitution du son Black Sabbath. Toni Iommi, lui, double ses pistes de guitare, pour obtenir un plus "gros" son.
Mais la chanson définitive de Black Sabbath, c'est "Into The Void". J'ai déjà parlé de son riff qui lui donne des faux airs de vieux blues-rock enregistré en 78 tours et joué sur une platine 33 tours. S'il faut écouter une chanson pour saisir le rôle historique de Black Sabbath, c'est celle-ci. Black Sabbath n'hésite pas à faire se succéder plusieurs riffs, quitte à modifier radicalement le tempo. Tout le metal des années 80 est en germe dans cette chanson. Que le son, d'une profondeur de catacombe, ne vous empêche pas d'y voir clair : c'est un album enregistré en 1971 ! Autre surprise : Tony Iommi construit un des riffs de la chanson en répétant une note jouée sur la corde la plus grave de la guitare et en étouffant le son avec la paume de la main. Atmosphère de profondis garantie ! Ce procédé sera repris par les groupes de thrash metal. Lars Ulrich l'a dit lui-même : "Sans Black Sabbath, il n'y aurait jamais eu de Metallica".
Naturellement, tout cela peut sembler un peu répétitif, un peu systématique. On pourrait balayer cet argument en disant, avec Jean-Pierre Richard, que le fait de ressasser une même thématique est le signe d’un univers intérieure fort. Lui prend l’exemple de Stendhal. Pourquoi cet axiome ne s’appliquerait-il pas à Black Sabbath ? Il y a unité thématique et formelle dans la musique de Black Sabbath. Ca n’exclut pas quelques variations...
Comme tout album de metal qui se respecte, il y faut un slow. Black Sabbath l'avait compris avant tout le monde. Le slow s'appelle "Solitude" et est assez réussi. Des instruments à vent (sans doute synthétiques) rendent le son plus suggestif.
Enfin, l'album comporte deux morceaux très courts, joué par Iommi seul, en son clair. Les arpèges mystérieux qu'ils contiennent concourent encore à donner à l'album une atmosphère.
Bref, vous l'aurez compris : cet album marque la naissance d'un genre. La plupart des courants "métalleux" des années 80 viendront y puiser. Mais ils n'agiront jamais que comme des succédanés... Là où les choses sont intéressantes, c'est quand elles prennent naissance, sous l'influence de personnalités qui, en raison de leur singularité ou de leur force, vont emprunter des chemins non défrichés. Telle fut la force des Brummies de Black Sabbath qu'ils firent de Birmingham la capitale du heavy metal (Judas Priest étant aussi issu de Black Sabbath). Si l'on voulait redessiner la carte de l'Angleterre, on dirait que Liverpool, elle, est marquée définitivement par la grâce mélodique des Fab Four, qui nourriront jusque dans les nineties des groupes pop comme les La's ; quant au tremblement de terre Joy Division, il fera de Manchester une terre de rythmes synthétiques (Madchester).
Je m'aperçois que j'ai oublié de décrire la pochette de Master Of Reality. Elle est noire...
|
|