Dans l'indifférence de quasiment tous les Terriens (affairés à des choses sérieuses), trois Britons se sont mis en tête, dans les années 80, d'égaler les Beatles et autres Beach Boys. Le plus invraisemblable, c'est qu'ils y ont réussi. Ecoutez cet album : une fois passé le nécessaire temps d'adaptation aux tics de production des eighties (une certaine réverb sur les batteries, notamment), vous serez envoûtés par l'incroyable richesse de cette musique.
Les Britanniques, dans les années 80, avaient une "backup hand", comme l'on dit au poker. Alors que la mode était aux groupes de new-wave et aux synthés, des groupes marginaux comme XTC, Monochrome Set et Prefab Sprout (que j'aime moins) ont porté le genre apparemment désuet de la pop à son pinacle.
A leurs débuts, cependant, les musiciens de XTC n'étaient pas totalement coupés de leur temps. Ils avaient adopté les sons futuristes du post-punk et de la new wave. Mais en 1982, le leader Andy Partridge, suite à une crise de spasmophilie sur scène, décidera d'arrêter les tournées. Ce sera le coup d'envoi d'un passionnant voyage musical vers les formes les plus raffinées : comme jadis Brian Wilson, XTC se consacrera à la confection d'albums soigneusement ouvragés.
Ne craignons pas l'emphase : ce voyage-là ne sera jalonné que par de magnifiques escales. Dans le domaine de la pop, XTC aura connu peu de rivaux, et n'aura jamais vraiment faibli. Chaque album de XTC est rempli de leçons musicales ; aucun n'est raté (on ne saurait en dire autant des albums de Prefab Sprout, par exemple). Naturellement, aucun amateur de pop ne peut ignorer XTC.
Si le groupe a pu se bâtir une telle carrière, c'est qu'il abritait trois musiciens d'exception... Andy Partridge, tout d'abord : chanteur binoclard, encyclopédie vivante de la musique populaire. Colin Moulding, excellent bassiste, secondant Partridge au sein de la division composition du groupe. Dave Gregory, enfin : celui-ci ne composait pas, mais il jouait de la guitare (plutôt bien). Il était aussi multi-instrumentiste...
La présence aux manettes de Todd Rungren n'est peut-être pas étrangère au fait que Skylarking soit, de l'avis général, le meilleur album de XTC. L'adage rock selon lequel les tensions sont souvent créatrices s'est vérifié encore une fois : Partridge refusait d'adresser la parole à Rungren, une fois l'album terminé... mais le fait que ce dernier ait été capable de s'opposer à Partridge poussa XTC dans ses derniers retranchements. Les relations de Metallica avec Bob Rock auront été tout aussi conflictuelles. Pour le meilleur également...
Todd Rungren a eu l'idée d'intégrer les chansons à un cycle : de l'aube à midi sur la première face ; de midi au crépuscule sur la seconde face. Des transitions picturales viennent relier les chansons, renforçant encore l'impression de cohérence que dégage l'album.
Les deux premières chansons sont pastorales. D'un fond atmosphérique constitué par les claviers, auquel s'ajoutent des percussions et une basse quasiment tribales, émerge une ode à l'été écrite par Partridge ("Summer's Cauldron"). Bruits d'oiseaux et de grillons. Dans une empathie avec Partridge sans doute involontaire, Colin Moulding avait écrit un joli poème d'été et d'amour : "Grass". Des cordes orientalisantes l'introduisent...
Deux belles chansons suivent : "The Meeting Place" (du même Moulding, décidément très en forme sur cet album) et la très catchy "That's Really Super, Supergirl", où Partridge singe les tubes en vogue. Mais le coeur de l'album, c'est le couple "Ballet For A Rainy Day" / "10000 Umbrellas". Ces deux chansons auraient suffi à rendre Partridge immortel pour les siècles des siècles. Construites sur des harmonies tombantes (comme la pluie), elles convoquent le meilleur que la pop ait permis en matière d'arrangements : contrechant qui vient se poser en canon comme dans un rêve pour la première, cordes abrasives (dont la partition a été écrite par Dave Gregory) construites sur des cascades de demi-tons (oui !) pour la seconde...
"Season Cycle" : c'est de la pop en demi-teintes. Les Zombies auraient pu chanter cela. "Earn Enough For Us" est plus guitaristique ; mais au fond rien ne change : XTC propose une musique complexe sans que jamais les mélodies n'en souffrent. "Big Day" de Colin Moulding joue sur des couleurs nouvelles qui semblent empruntées à l'Orient : la basse reste fixe pendant que le chant, pour contrebalancer, dessine des arabesques (tout en broderies et en apoggiatures). "Another Satellite" révèle un XTC étonnamment moderne : les sons de clavier trafiqué auraient pu être l'oeuvre d'un Radiohead.
Les deux titres qui suivent ont des amateurs. Je n'en fais pas partie. Il me semble qu'ils dégradent quelque peu l'unité de l'album, en rompant avec la pop poétique des chansons précédentes. Il existe un certain type de jazz démonstratif dans ses harmonies et ses arrangements, et c'est, hélas, celui-là dans lequel on tombe avec "Mermaid Smiled". "The Man Who Sailed Around His Soul" aurait pu être une B.O. de film d'action produite par Henry Mancini... Ces deux relatifs ratages ne suffisent pas à entacher un album aussi copieux (il ne comporte pas moins de quinze chansons).
Colin Moulding remet les choses en place avec les funèbres "Dying" et "Sacrificial Bonfire".
L'album se termine par "Dear God", une des chansons les plus marquantes de Partridge. Il faut noter que cette chanson avait été écartée, à l'origine. Elle n'apparaissait qu'en face B de "Grass". Il a fallu que la chanson devienne la mascotte des radios universitaires américaines pour qu'elle soit ajoutée en catastrophe au pressage américain. Elle doit son succès à ses paroles pro-athéisme (il s'agit d'une "lettre" adressée à Dieu et niant son existence : ô paradoxe). Mais la réussite est aussi musicale : Partridge a eu l'idée d'une progression harmonique évitant la classique descente, et Dave Gregory a ajouté des arpèges électriques du plus bel effet.
Tout mélomane rêvant de voir le sillon amorcé par les Beatles se poursuivre de soit d'écouter cet album. Todd Rungren appartient auxdits mélomanes ; il a réalisé, sous son nom propre, des albums luxuriants, mais jamais il n'a atteint à cette efficacité (à défaut d'avoir le sens de la mélodie d'un Partridge). Cet album, en plus d'être le meilleur de XTC, est le meilleur de Todd Rungren.
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