Beggar's Banquet - Rolling Stones (The) (1968)


1. "Sympathy for the Devil" – 6:27
2. "No Expectations" – 4:02
3. "Dear Doctor" – 3:26
4. "Parachute Woman" – 2:23
5. "Jigsaw Puzzle" – 6:17
6. "Street Fighting Man" – 3:18
7. "Prodigal Song" (Rev. Robert Wilkins) – 2:55
8. "Stray Cat Blues" – 4:40
9. "Factory Girl" – 2:12
10. "Salt of the Earth" – 4:51

 

En 1968, les Stones sont au plus mal. Leurs deux derniers albums, Between The Buttons et Their Satanic Majesties Request n’ont pas été des réussites, et des tensions internes, attisées par les manigances du manager Andrew Lou Oldham, commencent à se faire jour. Brian Jones, quant à lui, n’est plus qu’un cadavre ambulant.

C’est pourtant au cœur de ce marasme que les Stones vont trouver les moyens d’un spectaculaire redressement. Au point qu’on considérera après coup les années 68-69 comme l’âge d’or des Stones. Epoque bénie au cours de laquelle ils ne rataient aucune chanson.

Ce retour en grâce, les Stones le doivent au blues. Ils n’étaient pas équipés pour survoler les hauts fonds psychédéliques. Pour ce faire, il faut une palette harmonique étendue. Or, la musique qu’aiment les Stones est brute. Elle va à l’essentiel : trois accords.

Ca tombe bien : le début de l’année 68 est passablement brutal. Emeutes estudiantines, bombardements au napalm au Vietnam... C’est la fin de l’utopie hippie. La violence est dans l’air du temps. Les Stones captent parfaitement ce climat d’affrontements, et ils vont enregistrer un album qui déborde d’une fièvre contagieuse. La pochette (des graffitis tagués dans des chiottes) est significative.

Pour ma part, je ne connais pas d’album qui, par la seule grâce de ses lignes instrumentales et vocales, soit aussi puissamment subversif. Ce skeud-là incite à détruire.

Les deux singles sentent le soufre. On ne présente plus « Sympathy For The Devil », une sorte de transe latino-africaine rendue endiablée par une basse et un piano épileptiques. Les Stones sont ici à leur sommet. Godard ne s’y est pas trompé, qui a filmé les séances d’enregistrement. Richards livre un solo court mais exceptionnellement tranchant. Et les paroles de Jagger, qui dans le passé déjà avait montré de belles dispositions, acquièrent le poids de celles d’un Dylan. Se souvenant de Baudelaire comme de Boulgakov (« S’il vous plaît, laissez-moi me présenter moi-même, je suis un homme de richesse et de gloire »), il passe en revue toutes les pires turpitudes des hommes (« J’étais là quand le Blitzkrieg faisait rage et que puaient les cadavres ») avant de conclure à un renversement des valeurs nietzschéen, de par le facile mais proverbial « chaque flic est un criminel et tous les pécheurs sont des saints ». L’autre single, « Street Fighting Man » constitue un appel explicite à la révolte. La subversion est aussi dans la musique, puisque Keith Richards a obtenu ce son exceptionnellement distordu en branchant sa guitare dans un petit magnétophone.

Keith Richards, sur cet album, a le champ libre, du fait de l’enfermement dans la paranoïa de Brian Jones. Il peut tirer l’album vers le blues et faire ce qu’il aime plus que tout : faire sonner les guitares de toutes les façons possibles. De fait, ça sonne d’enfer. Quoi qu’on pense des chansons (et si on aime le blues, ça passe sans problème), on est forcé de reconnaître que les Stones étaient au moins le meilleur groupe de rock du monde pour ce qui est du son : ils pouvaient jouer n’importe quoi, ça sonnait bien.

Il y a beaucoup de titres acoustiques : « No Expectations », une des plus belles ballades des Stones, illuminée par la partie de slide de Brian Jones (et également par le piano de Nicky Hopkins) ; « Dear Doctor », un pastiche country décalé et jouissif (le morceau de l’album que je préfère), avec Brian à l’harmonica ; « Prodigal Son », la seule reprise (excellente) de l’album, où Jagger prend son pied à s’encanailler et à chanter comme les Noirs du Delta ; « Factory Girl », première chanson des Stones à proposer le violon de la country américaine...

« Salt Of The Earth », chantée par Keith (c’est aussi une première) est dans une veine relativement proche. Pas de violons ici, mais du piano et un final en forme de bouquet, avec une section rythmique puissante et des chœurs empruntés au gospel.

Le côté inquiétant et très électrique des singles n’est pas absent du reste de l’album. Bien au contraire... Dans « Parachute Woman », Keith Richards tire des sons hallucinants de crasse de sa guitare. Et la batterie de Charlie claque mieux que jamais. « Jig-Saw Puzzle » ressemble un peu à « Sympathy For The Devil », avec ses paroles dylaniennes et sa ligne de basse rythmée (sans oublier sa... flûte : Brian Jones). Quant à « Stray Cat Blues », ça préfigure le hip-hop le plus scandaleux. Musicalement, le rythme plus lent rend la menace plus contenue, plus explosive. Jagger parade, provoque, adoptant presque le talk-over avant tout le monde. Et comme il est question d’une fille de quinze ans enlevée à ses proches, subjuguée, et poussant des cris comme personne, on imagine que certains ont dû avoir envie d’écharper Jagger...

L’effondrement de l’ordre en place paraît vraiment imminent, à l’écoute de cet excellent Beggar’s Banquet, mi-acoustique mi-électrique, de 1968.  

              Damien Berdot
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