Celui-là, c'est l'album des Doors pour lequel j'ai développé le plus d'affection. C'est celui que j'écoute désormais le plus volontiers, notamment à cause de chansons comme "Summer's Almost Gone".
La tonalité d'ensemble est bien différente de celle des deux premiers albums. Cet album est celui de la désillusion. Morrison a commencé à s'empâter et à sombrer dans l'alcoolisme. Surtout, quelque chose a changé, et Morrison le sent bien. Nous sommes en 1968, et l'été de l'amour est fini. Il n'est plus possible de se complaire dans un mirage rimbaldien sans tenir compte des nuages à venir.
L'été de l'amour est fini ? C'est précisément le message que porte "Summer's Almost Gone". Cette chanson est particulièrement touchante, peut-être en raison de ce qu'elle nous laisse deviner : un Morrison tombé de son piédestal et vraiment désenchanté. Chanson mélancolique, dotée d'une magnifique mélodie, et réalisant parfaitement la fusion toujours difficile du piano (grande prestation de Manzarek) et de la guitare (Krieger à la slide). Définitivement une chanson d'une importance considérable, tant par ce qu'elle charrie que par ses qualités intrinsèques.
Les changements ne se décèlent pas seulement dans le contenu des textes, mais aussi dans les arrangements et la façon de chanter de Morrison. Dans "Summer's Almost Gone" comme dans plusieurs autres chansons de l'album, on trouve du piano, alors que Manzarek n'avait jamais quitté son orgue précédemment. Quant au chant, il n'a plus rien d'assuré, à présent. Morrison affecte des accents de crooner. Rassurez-vous : ça n'a rien d'exaspérant, bien au contraire !
L'autre chanson qui donne tout son sens à l'album, c'est "Unknown Soldier". Pour la première fois, les Doors réalisent une chanson explicitement engagée. Perte de foi dans le pouvoir exclusif de la poésie ? Les nuages noirs dont nous parlions plus haut, ce sont entre autres les conflits politiques qui ravagent la planète (en l'occurence le Vietnam) et qui sèment la division au sein de la jeunesse californienne. "Unknown Soldier" est une chanson particulièrement dramatique, puisqu'on y entend (en plein milieu) un simulacre d'exécution.
Dernière chanson-monument de l'album : "Yes, The River Knows". Chanson sensible et bucolique, comme s'il y avait besoin d'une pause et d'un retrait loin du fracas. Un Morrison à la voix fatiguée est accompagnée essentiellement d'un piano : Manzarek est brillantissime. Krieger brille également par un solo bien senti, aux nuances jazz.
Mais Waiting For The Sun n'est pas réductible aux quelques pistes que nous venons de dessiner. C'est un album très divers, qui témoigne à sa façon des tensions intérieures que connaissait le groupe à l'époque. Sur la pochette sont imprimées les paroles d'un grand poème épique, "La Célébration du lézard". Or, ce poème de Morrison et la musique qui l'accompagnait n'ont jamais été inclus sur le disque, car les autres membres du groupe s'y sont opposés. La "Célébration du lézard" est disponible en intégralité dans les enregistrements live du groupe. Le seul reliquat qui ait échoué sur Waiting For The Sun, c'est "Not To Touch The Earth", une chanson écologique, en un sens. Naturellement, comme tous les passages de la "Célébration", "Not To Touch The Earth" est assez singulier. Mais l'orgue et la guitare slide parviennent au final à former la matière d'une des des chansons les plus marquantes de l'album.
Autre morceau se réduisant peu ou prou à son message poétique : "My Wild Love". Il n'y a qu'un chant a cappella, soutenu par des percussions et des claquements de main. On imagine volontiers les musiciens autour d'un feu, dans quelque désert du Névada...
Rapidement, en vrac, les autres chansons :
"Hello, I Love You" est basée sur un riff piqué au "All Day And All Of The Night" des Kinks. C'est une chanson de Krieger, à visée commerciale, très clairement. Krieger a toujours composé les morceaux les plus "faciles" des Doors, comme "Light My Fire".
"Love Street" donne à nouveau à entendre le versant tendre de Morrison. Même harmonie entre ce que joue Manzarek et la guitare de Krieger que sur "Summer's Almost Gone". J'aime beaucoup cette "rue de l'amour".
"Spanish Caravan" est une autre illustration du fait que cet album est très varié. Qui ne connaît l'introduction de guitare flamenco par laquelle s'ouvre ce titre ? Cette intro est un emprunt au Asturias du compositeur Isaac Albeniz. La guitare se fait ensuite plus traditionnelle pour accompagner le chant, très mystérieux.
"Wintertime Love" et "We Could Be So Good Together" sont deux belles chansons des Doors. La seconde repose sur un riff de guitare fuzz ; la première est une chanson à trois temps nimbée d'une atmosphère magnifique, grâce à la partition de clavecin de Manzarek (ce n'était pas un vrai clavecin, naturellement).
Enfin, l'album s'achève sur "Five To One", un morceau de bravoure électrique, avec un solo à plusieurs guitares. Ce n'est clairement pas ma chanson préférée.
Qu'importe : Waiting For The Sun ne contient quasiment aucun trou. Il est souvent touchant, et c'est le plus varié des albums des Doors. Ce pourrait être leur White Album. Un très bon album, donc.
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