Nous abordons là un des chapitres les plus douloureux de l'histoire de la musique américaine. Townes Van Zandt a vécu comme il l'a dit lui-même dans sa magnifique chanson "Flyin' Shoes" : avec des chaussures qui volent. Si l'expression n'était déjà associée à un grand bonhomme, on aurait pu le surnommer "l'homme aux semelles de vent".
Ce qu'il fuyait ? La dépression. Il dira : "Souvent la dépression devenait physique et faisait tellement mal que je ne pouvais rien faire d'autre que me prendre la tête dans les mains et hurler. Par moments, j'ai eu l'impression très étrange que si j'avais une machine et que je pouvais me trancher les mains, tout irait mieux." Plusieurs journalistes ayant interviewé Townes confièrent combien ils avaient été marqués par la vision de cet homme se tenant les mains.
La fuite ne le conduisit par seulement dans les coins les plus sauvages de son Texas natal : elle l'amena également dans les paradis artificiels (drogue et alcool).
Il faut dire que Townes Van Zandt avait été transformé à jamais par des événements survenus durant son adolescence. Il était tombé d'un building de quatre étages... Il avait survécu, mais avait été envoyé en sanatorium par ses parents. Là, il subit un traitement radical par électrochocs. Il y perdit toute souvenance de son enfance. De ce moment, sa vie fut consacrée à la musique.
Décrivons-la, cette musique. C'est de la folk mâtinée de country. Ou de la country mâtinée de folk. Peu importe... En vérité, cette musique-là transcende les catégories, de par la seule présence de Townes Van Zandt. Musique dépressive, pessimiste, mais non désespérée : elle est hantée par la résonance des grands espaces.
La reconnaissance dont jouit Townes Van Zandt auprès de ses pairs est incommensurable. Quasiment tous les grands de la folk et de la country américaines actuelles le citent comme une référence. Steve Earle le juge supérieur à Dylan... Les Tindersticks l'ont repris avec révérence...
Townes Van Zandt a eu vent de cette reconnaissance : c'est à peu près le seul élément réconfortant de sa biographie. Il s'est éteint en 1997, chez lui.
De tous ses albums, Our Mother The Mountain est sans conteste le plus dense et le plus fort. COntrairement à ce que certains voudraient faire accroire, il n'est pas mal produit. Il y a des cordes sur certaines chansons, mais ces cordes sont dramatiques et nues tout à la fois (souvent les violoncelles et les violons jouent à l'unisson, par exemple). Il y a peu d'exemples d'une musique aussi dépouillée et aussi sincère (ne s'embarrassant pas de joliesses verbales complaisantes). Certains ont évoqué Nick Drake...
Pour les paroles, c'est souvent énigmatique. Comme Townes Van Zandt a eu une première vie plutôt rangée, dont il d'ailleurs perdu toute trace, il ne peut écrire d'après ses souvenirs. Il l'a dit lui-même : ses chansons viennent souvent de son subconscient. On obtient donc des strophes aussi poignantes que celle-ci :
I reach for her hands and her eyes to turn to poison
And her hair turns to splinters
And her flesh turns to brine
She leaps cross the room, she stands in the window
And screams that my first-born
Will surely be blind...
Ces quelques mots sont extraits de la chanson-titre, "Our Mother The Mountain". Cette chanson à trois temps est introduite par un genre de riff acoustique. "My lover comes to me with a rose on her bosom..." Je ne peux résister au plaisir de redonner ces quelques mots que Townes Van Zandt chante d'une voix dolente... Sur le refrain, une flûte résonne...
Tout est magnifique, de toute façon : "Be Here To Love Me", très country, qui donne également à entendre les échos de la flûte, "Kathleen", avec ses cordes dramatiques (un sommet), "She Came And She Touched Me", plus enjouée, alors même que le narrateur est assailli par des choses et des êtres fantômatiques... "Like A Summer Thursday" est une marche solitaire, où l'harmonica retentit dans l'espace vide... "Second Lovers Song", une chanson ternaire, voit le retour à l'orchestration de "Kathleen". Piano léger. C'est magnifique. "St. John The Gambler" : encore une chanson à trois temps désolée, avec orchestre et harmonica lancinant. "Tecumseh Valley" montre toute l'étendue du registre de Townes Van Zandt : cette histoire d'une fille de mineur est réaliste de bout en bout. Harmonica et seconde guitare en soutien. "Snake Mountain Blues" est la chanson la plus rapide de l'album. Elle comporte une batterie et une guitare lead blues. C'est toujours très bon. "My Proud Mountains", à l'inverse, est langoureuse et dépouillée. Enfin, "Why She's Acting This Way", magnifique, est hantée par un Hammond spectral.
Townes Van Zandt, c'est le sud des Etats-Unis dans ce qu'il a de mieux.
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