The Doors - Doors (The) (1967)


1. "Break on Through (To the Other Side)" – 2:30
2. "Soul Kitchen" – 3:35
3. "The Crystal Ship" – 2:34
4. "Twentieth Century Fox" – 2:33
5. "Alabama Song (Whisky Bar)" (Bertolt Brecht, Kurt Weill) – 3:20
6. "Light My Fire" – 7:08
7. "Back Door Man" (Willie Dixon) – 3:34
8. "I Looked at You" – 2:22
9. "End of the Night" – 2:52
10. "Take It as It Comes" – 2:18
11. "The End" – 11:44

 

Le premier album des Doors est le sommet reconnu de leur discographie. C'est un des quelques albums essentiels parus en cette année 1967, qui fut un cru d'exception pour le rock.

Quand paraît l'album, les Doors ont plus d'un an d'existence, et ils ont eu le temps de rôder leurs chansons lors de nombreux concerts, au cours desquels le charisme de Morrison s'est rapidement affirmé. Outre Morrison, qu'on ne présentera pas, le groupe comporte trois fortes personnalités. Manzarek tient les claviers. C'est un musicien aguerri ; il a presque trente ans et se comportera, au tout début au moins, comme un tuteur vis-à-vis de Morrison. Robbie Krieger est un guitariste original. Quand il a été engagé au sein des Doors, il ne jouait de la guitare électrique que depuis six mois (il jouait auparavant du flamenco). Il deviendra vite l'alter ego de Morrison, soutenant les visions de celui-ci par des solos acides et déjantés. Enfin, à la batterie, il y a l'homme de l'ombre, John Desmore, qui est peut-être techniquement le meilleur musicien des quatre. C'est un batteur formé au jazz, et constamment irréprochable.

La spécificité des Doors, c'est qu'ils ne comportaient pas de bassiste (quinze ans avant que cette pratique se généralise, sous l'influence des Cramps). Cela obligea Manzarek à jouer les lignes de basse sur son Fender ; et ça contraignit également Krieger à développer une conception orchestrale du jeu de guitare.

Les Doors font partie, dès leurs débuts, du vaste mouvement psychédélique californien. Il leur arrive fréquemment de jouer en concert avec Jefferson Airplane ou Grateful Dead, des groupes de San Francisco. Mais les Doors sont un groupe de Los Angeles... La distance géographique recoupe un éloignement stylistique. Il suffit d'écouter quelques chansons du premier album pour se rendre compte que la musique des Doors ne ressemble pas à celle de Jefferson Airplane. Bien sûr, la présence de l'orgue Hammond devenu presque la signature des Doors suffit à créer une distance. On a dit que les Doors avaient été inspirés par le groupe angélin Love et qu'ils avaient surfé (en bons Californiens) sur le succès de ce dernier. La vérité, c'est qu'il y a peu de points communs entre la musique de Love et celle des Doors. Par contre, le rapprochement avec la musique des Seeds, autre groupe de Los Angeles, mené par un fou, Sly Saxxon, paraît plus évident. Les Seeds avaient employé jusqu'à l'orgue symbolique et la guitare fuzz, qui propulsera des chansons comme "Hello, I Love You".

Mais il y a aussi la tonalité des chansons... Les Doors, c'est la décadence des rêves californiens de John Philips et cie. Alors que Jefferson Airplane chante des lapins blancs, le premier album des Doors est dramatiquement sombre. La pochette, du reste, est très significative. Cette noirceur, c'est quelque chose que les Doors ne doivent qu'à eux-mêmes. Ou peut-être aux influences littéraires de Morrison... Celui-ci écrit des chansons inspirées par le Voyage au bout de la nuit de Céline. Il a aussi les yeux tournés vers Paris : romantisme noir de Baudelaire, poètes symbolistes, au premier rang desquels Rimbaud... Les Doors portent les premiers coups de boutoir à l'idéalisme hippie, que les stridences urbaines du Velvet viendront définitivement achever. Nous sommes en une époque de "Summer Of Love", paraît-il ? Alors les Doors publient l'apocalypse de "The End"...

"The End" (popularisée par la B.O. d'Apocalypse Now) est la chanson la plus célèbre de l'album, avec "Light My Fire". C'est une longue chanson épique, composée apparemment dans le désert, et traversée par des visions saisissantes comme celle d'un psychopathe voulant tuer son père et baiser sa mère. Psychanalyse de bas étage et provocatrice... Ca n'enlève rien à la qualité de la chanson, ni au travail de Robbie Krieger qui introduit la chanson par des gammes curieuses, indianisantes.

Quant à "Light My Fire", c'est une chanson de Robbie Krieger, justement. C'est la seule chanson de l'album qu'ait composée Krieger. Les autres chansons ont été écrites par Morrison et harmonisées par Manzarek. Morrison avait demandé aux autres d'essayer d'écrire des chansons, et Krieger s'exécuta. Les paroles de "Light My Fire" sont simples, provocantes, bien dans la tradition rock... Krieger a utilisé les deux accords psychédéliques (la mineur et fa# mineur) pour bâtir la ligne vocale, très catchy ; et Manzarek a rajouté une introduction néo-classique ayant des parfums bachiens (bacchiques ?).

Ces deux chansons sont les plus longues de l'album. La seconde dispose d'un grand solo de guitare de Krieger qui (à l'époque) a été assez bien reçu. Krieger n'a eu droit qu'à deux prises pour faire son solo. C'est une chose à préciser : l'album a été enregistrées dans des conditions proches du live. C'est ce qui explique la fraîcheur de son. Tout est d'origine, même les pains. Les Doors avaient de toute façon répété depuis si longtemps ces chansons qu'ils en maîtrisaient tous les recoins.

Les autres chansons, maintenant, qui sont probablement meilleures que les deux tubes pré-cités.

"Break On Through" est une chanson très rock, avec un riff mémorable de Krieger, bien aidé par Densmore à la batterie. C'est la meilleure illustration, d'un point de vue textuel, de la philosophie des Doors : un long dérèglement de tous les sens (cf Rimbaud), des portes de la perception à franchir par le biais des drogues (cf Huxley et Blake)... Là, il faut "aller de l'autre côté".

"Soul Kitchen" a une basse balancée et une ligne de chant scandée, d'autant plus accrocheuse qu'elle repose sur deux accords pour le couplet et deux accords pour le refrain, où le chant est en choeur et où l'atmosphère est rendue hallucinatoire par les longs accords de Hammond.

"The Crystal Ship" est une très belle ballade, que Jim chante de sa voix de baryton. L'enchaînement d'accords est très inhabituel. Belle profondeur amenée par la ligne de basse, le clavier hypnothique et le piano, tous trois joués par Manzarek.

"Twentieth Century Fox" : chanson satirique à l'encontre d'une fille aussi coquette qu'une actrice. Comme quoi les Doors étaient capables de chansons mordantes... Celle-ci est emmenée par un arpège-riff de Krieger. Une pure chanson rock, avec accords martelés, etc.

"I Looked At You" et "Take It As It Come" sont les chansons que je conseille à ceux qui se sont mis de mauvaises idées en tête au sujet des Doors. Ce sont deux chansons nerveuses, avec des mélodies imparables, des refrains en choeur, un accompagnement puissant où se côtoient les accords de Hammond et les arpèges de Krieger, des solos incisifs...

"End Of The Night" est une chanson psychédélique (mais noire) presque maladive. C'est la mise en musique de la fin du Voyage, de Céline. Dès le début, les giclures de guitare slide qui déchirent la brume poisseuse tissée par Manzarek nous mettent au parfum. Solo instable.

Pour finir, mentionnons les deux reprises. L'une est "Back Door Man", initialement écrit pour Howlin' Wolf par Willie Dixon. Les Doors en donnent une version puissante, avec cris de Jim et riffs de guitare/clavier. Ce titre fera le sel de nombreux concerts des Doors.

L'autre reprise est... "Alabama Song", qui est une adaptation réalisée uniquement avec des instruments rock (Manzarek réalisant des prodiges) d'un opéra de Kurt Weil et Berthold Brecht, Grandeur et décadence de la ville de Mahagony. C'est dire à quel point les Doors étaient au carrefour de multiples influences. Leurs albums suivants le confirmeront, avec des passages de flamenco, etc. Mais c'est bel et bien The Doors, le premier album, qui, venu de nulle part, a le plus contribué à ébranler l'establishment californien. En termes d'efficacité, celui-ci a été le Big One ; les autres albums des Doors n'auront été que des répliques.

Et à ceux qui voudraient sous-estimer l'importance de cet album (pour des raisons d'image, comme toujours), je dirai qu'on en trouve des échos dans des musiques aussi dissemblables que celle des Stooges ou du Gun Club. C'est à l'imitation du Roi-Lézard qu'Iggy Pop voulut se faire Iguane. 

              Damien Berdot
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