Marquee Moon - Television (1977)


1. "See No Evil" – 3:53
2. "Venus" – 3:51
3. "Friction" – 4:44
4. "Marquee Moon" – 10:40
5. "Elevation" – 5:07
6. "Guiding Light" – 5:35
7. "Prove It" – 5:02
8. "Torn Curtain" – 6:56

 

Dans une liste d'albums incontestables, il y a des albums qui sont plus incontestablement incontestables que d'autre. Parlé-je clairement ? Marquee Moon de Television est un des albums dont la qualité et l'esthétique font presque l'unanimité. Il figure régulièrement dans la liste des dix meilleurs albums de tous les temps.

Television est généralement assimilé à la scène punk new-yorkaise qui prit forme autour du célèbre CBGB. Chose tout à fait normale, puisque Television s'est développé à partir de ce vivier. D'ailleurs, Richard Hell, co-fondateur de Television, ira après son départ du groupe former les Heartbreaker avec Johnny Thunders puis les Voivoids (deux des plus célèbres groupes de punk new-yorkais).

Mais cette assimilation au punk ne se fait pas sans qu'on reconnaisse l'exceptionnelle singularité du groupe. Sans que soit jamais perdue la part d'énergie punk initiale, Television a créé une musique complexe, aux apparences froides. Le son, glacial, paraît toujours sur le point de se fissurer et d'exploser sous les coups de boutoir de la rythmique.

Comment une telle musique a-t-elle pu prendre forme ?

C'est une histoire new-yorkaise. Deux gamins du Delaware, Thomas Miller et Richard Meyer, rejoignent la grande ville et s'initient à la vie de bohème. Ils se droguent et s'enthousiasment pour la poésie symboliste (qui donnera son nom à Thomas Miller, rebaptisé Tom Verlaine, pendant que Richard Meyer deviendra Richard Hell). Comme beaucoup de New-Yorkais, Tom Verlaine goûte le free jazz. Mais le free jazz ne laisse pas de place à la poésie chantée...

Aussi Verlaine et Hell se lancent-ils dans le rock, du rock garage tout d'abord. Verlaine recrute un guitariste passionné de blues, Richard Lloyd, après que le future Dee Dee Ramone ait échoué à réussir son audition (normal : il ne savait pas jouer). Premiers concerts, premier single. Mais deux personnalités aussi fortes que Verlaine et Hell ne peuvent cohabiter durablement sans fractures : Richard Hell, se sentant bridé, s'en va. La formation de Television est désormais celle que tout le monde connaît.

Même si Richard Hell est parti bien avant l'enregistrement de Marquee Moon, je pense qu'il a laissé une empreinte sur la musique de Television. Dans ses enregistrements avec les Voivoids, Richard Hell chantent dans une sorte de talk-over génial qui n'est pas sans évoquer le style vocal de Tom Verlaine.

Autre spécificité de Hell : ses livres favoris étaient les Chants de Maldoror ainsi que Là-bas de Huysmans. Il aimait en particulier l'individualisme qui se dégageait de ce dernier roman. Or, les paroles de Television sont nettement plus centrées sur l'individu que sur des problèmes sociaux, contrairement aux pratiques des groupes punk concurrents. Paroles sans doute plus poétique, par contrecoup. Les groupes de new wave qui ressasseront jusqu'à la nausée leur malaise personnel s'inscriront dans cette même vision.

Pour produire Marquee Moon, Verlaine choisit Andy Johns, qui avait travaillé avec Led Zeppelin et les Stones. Quelle qu'ait été son influence réelle, il faut reconaître que la production (froide) convient parfaitement au style de Television. Là aussi, Television exercera une influence déterminante sur la new wave.

"See No Evil", première chanson de l'album, offre une bonne définition de cette musique. Les jeux de guitare de Tom Verlaine et Richard Lloyd se complètent parfaitement. Le premier joue les accords (sur une Fender Jazzmaster), pendant que Richard Lloyd joue (sur une Stratocaster) des bouts de riffs, des gammes brisées, des arpèges... Il n'est pas rare de déceler des enrichissements d'accords empruntés au jazz. Le jeu de basse de Fred "Sonic" Smith (l'ancien de MC5) est très mouvant, très bon, pendant que Billy Ficca assure une rythmique précise et légère tout à la fois. Et puis il y a la voix... l'extraordinaire voix étranglée de Tom Verlaine...

Les paroles, elles aussi, sont étranges, comme en témoigne la poésie absurde du refrain de "Venus" : "je suis tombé dans les bras de la Venus... de Milo". "Venus" : extraordinaire chanson, tout comme "Friction" ("you complain of my diction") et "Marquee Moon", le morceau de bravoure de l'album... "Marquee Moon" est introduite par un riff où s'illustre encore une fois à merveille la symbiose entre Verlaine et Lloyd : Verlaine frotte des accords sur les deuxième et quatrième temps, Lloyd ajoute une sorte de trille qui prélude à l'entrée en scène de l'explosive section dramatique. "Marquee Moon" est marquée par une débauche de solos, toujours mélodieux et passionnants. Le premier solo, minimaliste, est signé Richard Lloyd. Le reste est de Tom Verlaine...

Après trois chansons aussi extraordinaires, on eût pu s'attendre à une baisse de l'intensité. Or, "Elevation" et "Guiding Light", un slow, sont de très bonnes chansons. "Prove It" est un sommet. Et "Torn Curtain" est une de mes chansons préférées : le balancement dramatique de la basse, le piano qui parcourt toute la chanson, les choeurs mystérieux sur les refrains, la voix de Tom Verlaine... La chanson s'achève sur un grand et fantastique solo (avec des moments presque atonaux résolus admirablement) qui rappelle les improvisations étirées d'un John Cipolina : le psychédélisme est l'autre grande influence de Tom Verlaine avec le jazz. Comme Verlaine est doté d'une oreille rare, il parvient toujours à colorer ses solos et à les rendre cohérents.

Fin de Marquee Moon. Bruit tonitruant parmi les critiques (Nick Kent parlera d'une "oeuvre de génie"). Television croulera lui-même sous le poids du chef d'oeuvre qu'il venait d'accoucher. Un deuxième album sortira précipitamment : il s'agit d'Adventure, sorti en 1978, qui est certes moins intense que Marquee Moon (quel album ne l'est pas ?) mais qui est très sous-estimé. Puis Television se séparera, miné par les tensions entre Verlaine et Lloyd.

Nous sommes donc là en présence d'un groupe rare, qui a tout réussi. C'en est presque ennuyeux, car beaucoup d'albums, après cela, apparaissent fades et communs... 

              Damien Berdot
© D. BERDOT - dberdot@yahoo.fr