Ce double album, qui regroupe des chansons écrites lors du séjour en Inde, est le premier où des tensions se font jour. Les Beatles enregistrent à présent plus volontiers séparément que tous ensemble. Mais en dépit de sa gestation conflictuelle, le White Album (ou le Double Blanc, ou l'Album Blanc, ou The Beatles), rempli d'adorables chansons acoustiques, est une des plus belles réalisations des Beatles. Après la sophistication de Sergeant Pepper et de Magical Mystery Tour, les Beatles avaient souhaité revenir à quelque chose de plus simple, ce que la pochette, toute blanche, illustre bien.
Qu'importe si, selon George Martin, l'album eût été meilleur sorti en simple plutôt qu'en double : nous traversons là toute la palette des sentiments, de la chanson amoureuse ("Julia") et de la berceuse ("Good Night") à la folie furieuse et aux prémisses du hard rock ("Helter Skelter").
La première face est très forte. Elle comprend les chansons suivantes :
"Back In The USSR" : c'est un rock ironique de Paul, qui décalque le "Back in The USA" des Beach Boys (et de Chuck Berry). Les guitares sont cinglantes et les ponts, par contraste, reprennent les choeurs typiques du surf rock. La chanson, une attaque du maccarthysme, a contribué a mal faire voir les Beatles en haut lieu. Ces gars-là s'en prenaient déjà à Jésus ; voilà qu'ils viraient communistes !
"Dear Prudence" est un chef d'oeuvre de John. Il avait appris une nouvelle façon d'arpéger, au contact de Donovan, et il en fait ici un usage obsédant. Rarement arpèges ont sonné plus psychédéliques. A un moment, tout se déglingue, et des choeurs déments et rythmés surgissent. Obsédant. A noter que la chanson s'adressait à Prudence Farrow (la soeur de Mia), qui était en Inde avec les Beatles et qui s'adonnait à des séances de méditation interminables.
"Glass Onion" : comme il l'avait déjà fait dans "I Am The Walrus", John, exaspéré par divers exégètes autoproclamés prétendant dénicher un sens dans ses chansons, s'amusa à truffer la chanson d'images absurdes. En outre, il fait référence à quelques-unes de ses chansons les plus célèbres, comme "Strawberry Fields". Il conclut par un "And here's another clue for you all / The walrus was Paul". Les amusements de John n'ont pas eu l'effet escompté. Certains se sont vraiment penchés sur le contenu de la chanson et on ont déduit que Paul était mort !
"Ob-La-Di, Ob-La-Da" est une chanson enjouée et niaise comme Paul savait faire. On a dit que la rythmique était inspirée du reggae. Passons...
"Wild Honey Pie" n'est pas vraiment une chanson : une phrase répétée qui a son origine dans une jam. Cela dit, elle intrigue l'auditeur (comme "Dig It" sur Let It Be) et s'enchaîne parfaitement avec la chanson suivante. Il s'agit d'une chanson héroï-comique, qui narre les exploits grandiloquents de Bungalow Bill, alias Richard Cooke II, un étudiant qui assistait aux séances du Maharishi en compagnie des Beatles. Il arriva à cet homme-là de tuer un jour un tigre. Et comme les disciples étaient logés dans des bungalows, cette aventure devint, sous la plume du facétieux (et mauvais) Lennon, "The Continuous Story Of Bungalow Bill". Ce sujet est le prétexte à des parties chantées (en choeur) délirantes et mémorables. Les parties de guitare flamenco qui coupent le chant ont été en fait jouées sur un Mellotron.
"While My Guitar Gently Weeps" est sans conteste une des plus belles chansons de George Harrison. C'est Clapton qui tient la guitare. A l'époque, il est au sommet de ses moyens et maîtrise à la perfection son fameux "woman tone".
"Happiness Is A Warm Gun" : un des monuments de l'album. Cette chanson n'en finit pas d'influencer les popeux (cf Radiohead). John a effectué un collage de trois morceaux différentes. La première partie, "She's not a girl who misses much...", associe le jeu de guitare en arpèges déjà présent dur "Dear Prudence" à la mélancolie inhérente au mode mineur. Puis vient une partie démente, avec un son de guitare hallucinant : "I need a fix cause I'm down". Gageons que cette partie a déplu aux censeurs... John consommait alors régulièrement de l'héroïne. La troisième partie, "Mother superior jump the gun", où le son de guitare est tout aussi distordu, est manifestement en rapport avec Yoko Ono. C'est elle qui, selon John, a prononcé la phrase qui structure la dernière partie : "Happiness is a warm gun". John, dont la voix se casse presque tant elle monte haut, prouve encore une fois quel chanteur remarquable il peut être.
La deuxième comprend les neuf morceaux qui suivent (et qui sont également de très bonne tenue) :
"Martha My Dear" : une chanson de McCartney dédiée à sa chienne Martha, avec une partie de piano joliment swingante... Bonne chanson.
"I'm So Tired" : dans cette chanson écrite en Inde, John se plaint de la fatigue et surtout des privations occasionnées par les séances de méditation... Cet homme-là n'était pas si utopiste qu'on veut bien le croire ; il pouvait être merveilleusement prosaïque. Le chant est tout aussi brillant que sur "Happiness..." ; la section rythmique est mise particulièrement en avant, comme sur "Glass Onion".
"Blackbird" est un morceau que les guitaristes en herbe connaissent bien. Il faut dire que cette partition de guitare est superbe, très écrite (même si McCartney ne maîtrisait pas le solfège) : c'est là toute la différence entre les Beatles et des groupes qui improvisent leurs chansons en quinze minutes dans un car de tournée... McCartney a, semble-t-il, tenté de retranscrire le chant d'un merle, même s'il prétend que les paroles font allusion aux revendications libertaires des Noirs aux Etats-Unis. Si l'essai de musique imitative était avéré, ça établirait un rapprochement avec un des pontes de la musique contemporaine, Olivier Messiaen...
"Piggies", une chanson de George Harrison, a une ambiance décalée, baroque, dû à son accompagnement de clavecin. Qui sont les porcs ? Il s'agit des bourgeois, tout simplement. Le public français, connaisseur de Jacques Brel, ne devrait pas être surpris, n'est-il pas ? Le cinglé Charles Manson a vu dans cette métaphore sociale (qui annonce, au demeurant, l'album Animals de Pink Floyd) un appel à la révolution immédiate.
"Rocky Raccoon" est un western musical écrit par Paul. Au départ, les paroles ont été improvisées avec John et Donovan (qui avait participé au voyage en Inde). Sur les couplets : une guitare sèche et un harmonica (c'est John). Les refrains sont plus rapides, avec un accompagnement pianistique qui évoquera au public français la bande annonce du film Borsalino et un chant proche du scat : on sait que Paul adorait ce style musical.
"Don't Pass Me By" : c'est la première chanson signée de Ringo seul. Il a fallu beaucoup de temps (4 ans) avant qu'elle soit acceptée... Les influences country restent prégnantes, bien entendu.
"Why Don't We Do It In The Road" : chanson de blues-rock très dépouillée (seulement Ringo et Paul), avec un chant rauque. Elle énervait John, sûrement parce qu'elle contrefaisait son style.
Le premier disque s'achève sur deux merveilleuses ballades. "I Will" est l'oeuvre de Paul. Cette chanson, qui ne comporte pourtant qu'une guitare acoustique et des percussions (la basse est réalisée par la voix de Paul), a nécessité près d'une trentaine de prises avant que le perfectionniste Paul soit satisfait. Cette chanson est dédiée à Linda. "Julia", chanson de John, dispose du même accompagnement en arpèges que "Dear Prudence" et que la partie introductive de "Happiness Is A Warm Gun". C'est une chanson en mineur, où les voix se superposent. C'est la première fois que John parle ouvertement de sa mère, Julia. Il avait vécu comme un traumatisme la mort de celle-ci, renversée par une voiture. Les séances de méditation du Maharishi, si elles auront suscité l'ire de Lennon, auront au moins eu ça de bon qu'elles lui auront permis de lever le tabou... La dévastation intérieure, elle, ne prendra pas fin si facilement. L'extaordinaire premier album solo de 1970, Plastic Ono Band, sera une oeuvre de catharsis comportant des chansons aussi bouleversantes que "Mother" ou "My Mummy's Dead". Les deux premiers vers de la chanson sont tirés de "Sable et écume", un recueil du mystique libanais Khalil Gibran, publié en 1927. Cela permet de comprendre l'étrange sérénité dans laquelle baigne la chanson. Il y a parfois aussi, malheureusement, des allusions à la malade mentale Yoko Ono : "Ocean child", c'est ce que signifie le prénom Yoko en japonais.
Le deuxième disque est moins dense. Quoique...
"Birthday" est une chanson rock et up-tempo de Paul. Les paroles (élaborées collectivement) sont assez ineptes ; le chant, à vrai dire, ne l'est pas moins. Le riff principal est joué alternativement pas le couple guitare/basse et par la basse seule.
"Yer Blues", tout aussi nerveuse, est le cri le plus désespéré de John, qui était suicidaire à l'époque. C'est un blues, mais un blues écorché, très électrique, avec des changements de rythme qui pourraient être déroutants si le chant n'était si fluide.
"Mother's Nature Son" est une adorable chanson bucolique et acoustique de Paul, écrite suite à une conférence du Maharishi sur la Vie et la Nature. John et George Martin ont contribué à la mélodie.
"Everybody's Got Something To Hide Except For Me And My Monkey" : avec "Helter Skelter", c'est le moment le plus rageur de l'album. D'aucuns estimaient que Yoko ressemblait à un singe (ou plutôt une guenon) : John leur répond. Les paroles ne sont qu'ébauchées. La musique, par contre, est brillante. Il faut voir comment les quatre installent un riff démentiel sous la ligne de chant...
"Sexy Sadie" est une belle chanson acoustique de John, avec un accompagnement de piano qui inspirera Radiohead. C'est une attaque violente contre le Maharishi. Celui-ci avait apparemment éprouvé un intérêt pour l'actrice Mia Farrow qui n'avait rien de spirituel. John, vexé de s'être fait flouer par un faux sage, se précipita alors dans la case du Maharishi. Lorsque ce dernier lui demanda les raisons de son départ, John lui répondit : "Puisque ta conscience est cosmique, tu dois bien le savoir..."
"Helter Skelter" : alors que John avait commencé depuis longtemps à marcher sur les (présumées) plates-bandes de Paul, en écrivant des chansons comme "Julia", Paul éprouvait de son côté le besoin d'écrire des chansons virulentes, dans le style de John. "Helter Skelter" en est la plus belle illustration. Paul avait lu dans un journal des commentaires dithyrambiques sur une chanson des Who (il s'agit de "Substitute"), décrite comme surpuissante, et il voulut rivaliser avec eux. Quand il entendit finalement "Substitute", il s'aperçut qu'il avait été bien plus loin que les Who, au point de préfigurer le hard rock. "Helter Skelter" (qui signifie "toboggan circulaire" en français) est née d'une jam. On peut s'en rendre compte grâce à l'Anthology.
"Long, Long, Long" : chanson de George aux paroles mystiques, chantée très doucement. On s'y habitue, à cette chanson... La grille harmonique semble inspirée de "Sad-Eyed Lady Of The Lowlands" (de Bob Dylan), qui avait impressionné George.
"Revolution 1" : c'est une des plus célèbres chansons des Beatles. Elle réalise un compromis idéal entre violence et mélodie. John répond ici aux mouvements d'extrême-gauche qui le poussaient à s'exprimer sur le sujet de la révolution. Mais John a toujours été jaloux de son indépendance... Il estimait que la révolution devait se faire avant tout dans les mentalités. D'où les paroles "count me out" (ne comptez pas sur moi). Cette position était cependant hésitante puisqu'au moment de l'enregistrement il se couvrit en chantant "count me out... in...". Dans la version rapide (et plus électrique), enregistrée un mois plus tard pour un 45 tours, les paroles sont bien "count me out", au grand dam des révolutionnaires. J'ai pour ma part une préférence pour cette version-ci, qui associe finement une guitare acoustique à la guitare électrique saignante de George.
"Honey Pie" est un hommage de Paul à la musique de son père, comme l'avait déjà été "When I'm Sixty Four". Paul aimait ces chansons désuètes, avec clarinettes et saxophones.
"Savoy Truffle" : une chanson de George, avec cuivres. L'air de rien, cette chanson montre que George était désormais d'être inspiré mélodiquement, même quand il s'agissait d'évoquer les chocolats qu'aimait Eric Clapton (sic).
"Cry Baby Cry" est une belle chanson de John (sur un conte de fées de son enfance), dans la lignée de "Sexy Sadie", et peut-être encore plus réussie. Il faut dire que les arrangements sont assez judicieux : choeurs (avec toute l'expertise dont les Beatles étaient capables dans ce domaine), lignes de basse bien écrites, plans très concis de guitare électrique et... harmonium joué par George Martin (le même que dans "We Can Work It Out").
Les Beatles étaient en cette époque à un tel pic de créativité qu'ils pouvaient se permettre d'ébaucher des chansons géniales, de ne pas les terminer, et de les traiter avec dédain. Ainsi, avant que ne débute la chanson suivante, on peut entendre une étrange ritournelle de McCartney, même pas signalée sur le livret... Elle a pour titre probable "Can You Take Me Back".
"Revolution 9", maintenant... C'est le sujet qui fâche. La seule chanson qui gâche la fluidité de l'album. Elle est historiquement importante, puisque c'est le premier collage réalisé dans la pop-music. Lennon s'est inspiré des travaux de Cage et Stockhausen. "Revolution 9", comme "Revolution 1" dont elle devait à l'origine être une section, s'est imposée à Lennon suite aux événements de mai 68 en France. Elle est censée refléter le fracas de la révoltion en marche. Fracassons, fracassons... ça ne rend pas pour autant la chanson agréable à l'auditeur. La voix très british qui répète "Number nine" tout au long de la chanson est celle d'un technicien EMI.
Enfin, l'album se referme sur une berceuse chantée par Ringo. C'est Ringo qui chante. La chanson est de John, elle est à l'adresse de Julian et s'appelle "Good Night". C'est le genre de chanson sirupeuse avec orchestre dont John se serait gaussé si Paul en avait été l'auteur... La partition orchestrale a néanmoins un parfum de film hollywoodien de l'âge d'or, ce qui évite le ratage total.
Bilan : cet invraisemblable patchwork, qui est le disque des tensions, celui où on joue séparément, celui où on case tout et n'importe quoi, est au final un des albums des Beatles les plus attachants. Demandez à des amateurs de pop quel disque des Beatles ils emmèneraient sur leur île déserte, et vous avez toutes les chances de vous entendre citer le White Album. La raison à cela ? C'est simple. Parmi ces 28 chansons, chacun peut trouver son bonheur, pour chaque mois de l'année.
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