Qu'Ennismore ne soit plus disponible (si ce n'est via un import japonais particulièrement onéreux) est un scandale - et ce n'est pas une façon de parler. Les rééditions de toutes sortes se multiplient, et il n'est personne pour rendre hommage à Colin Blunstone, homme aussi intègre humainement parlant qu'artistiquement ?
Blunstone, rappelons-le, avait fourni avec ses complices des Zombies un des quelques albums qui doivent figurer dans toute discothèque qui se respecte, Odessey & Oracle. Ce disque-chant du cygne avait été sans suite, du fait de la séparation prématurée des Zombies ; mais la carrière de Blunstone allait lui apporter un appréciable codicille. One Year, sorti en 1971, s'attira les louanges des critiques. Certains se demandent d'ailleurs encore quel est le meilleur album solo de Blunstone... Je tiens pour ma part, et sans hésitation, Ennismore (1973) pour son véritable chef-d'oeuvre.
A l'occasion d'Ennismore, Blunstone s'entourera à nouveau de ses ex-acolytes, Rod Argent et Chris White, tous deux crédités de la production. Le résultat : Ennismore est un miracle de délicatesse, ce qui n'est pas sans surprendre quand on sait qu'il est sorti en pleine apogée du glam et de la musique progressive. La pochette, loin de toute grandiloquence, représente Blunstone au recto et des arbres noyés de brume au verso. Si Argent et White sont venus aider leur vieux pote, ils n'ont pas pour autant eu un rôle prépondérant dans le songwriting : la seule composition attribuée à Argent et White est "Andorra" (un assez beau morceau de pop, avec basse sautillante et rythmique proche du reggae ; le titre est significatif, par ailleurs, puisqu'on a droit à des guitares hispaniques et de brèves castagnettes) ; Blunstone, lui, a écrit ou coécrit neuf des onze titres de l'album (ce qu'il ne faisait pas à l'époque des Zombies). Ennismore est à son image : tendre et presque anachronique. Rien à voir avec le soft-jazz que produira Rob Argent avec son groupe à la fin des années 70...
Lors d'une première écoute, les morceaux qui attireront le plus l'attention seront sans doute les deux singles, "I Don't Believe in Miracles", composé par Russ Ballard (le guitariste d'Argent), et qui est un peu à cet album ce que le "Say You Don't Mind" était à One Year, et "How Could We Dare To Be Wrong". Cette dernière chanson est absolument magnifique. On est dans un genre assez risqué, la pop pianistique avec arrangements chargés (une batterie et une basse entrent en scène, puis il y a une guitare lead, des choeurs...). Or, rien ne vient entraver la poésie constante créée par la voix de Blunstone ; les instruments se renforcent au lieu de se confronter.
Le plat de résistance de l'album est peut-être la suite de quatre chansons (qui se voit justement attribuer le qualificatif de "quartet") succédant immédiatement à "I Don't Believe in Miracles". "A Sign From Me To You" aurait pu figurer sur Odessey & Oracle, avec sa tonalité mineure mélancolique et avec les mouvements vocaux ascensionnels du refrain - s'interrompant comme s'il y avait brisure. "How Wrong Can One Man Be" : une des plus belles chansons de Blunstone, dominée par la guitare acoustique, avant qu'une basse chaloupée s'invite à la fête. Paul Simon ne l'aurait pas reniée. "Every Sound I Heard" : c'est la chanson de l'album que j'écoute peut-être le plus souvent. On y entend d'exquis pizzicati de cordes enrobant des gracieusetés pianistiques qui évoquent la production mozartienne destinée aux enfants. C'est Chris Gunning qui a arrangé la partie de cordes. Grâce à lui, Ennismore évite l'écueil de la musique symphonique dans lequel les Moody Blues se sont échoués à de multiples reprises, pour se rapprocher de la musique de chambre. "Exclusively For Me", de structure plus simple, accueille des sons de Rhodes parmi les plus beaux qu'il m'ait été donné d'entendre...
Ceux qui aiment ce genre d'atmosphère apprécieront sans doute également "I've Always Had You" : moi qui hais ordinairement les solos de saxophone, j'ai été saisi par la beauté de celui retentit ici de façon inattendue, après plusieurs secondes de silence.
L'album, en son centre, a des titres plus nerveux : "I Want Some More", emmené par une rythmique électrique, "Pay Me Latter", avec sa basse de blues-rock et son bottleneck agité...
Tout s'achève tendrement, avec le très blunestonien "Time's Running Out" (guitare acoustique et voix feutrée de rigueur) puis avec "How I Could We Dare To Be Wrong", qu'on a déjà cité (mais qui méritait la double citation).
1973 ? Qu'y a-t-il eu de si extraordinaire en matière de pop en 1973 pour qu'Ennismore soit aussi mal desservi ?
Classé dans | Pas de commentaires
D.B.