J'avais évoqué Parachute dans ma notice sur SF Sorrow, mais je lui avais pas consacré de notice séparée. Cette injustice devait être réparée : Parachute est en effet là pour nous rappeler combien les Pretty Things furent grands dans les années 67-70...
On parle ici d'un groupe qui a rivalisé avec les meilleurs pendant toute une décennie. Les deux premiers albums, proposant (on l'a dit souvent) une version plus sauvage des Rolling Stones, sont aussi denses que n'importe quel album contemporain de la british invasion. Le troisième album, Emotions, n'a pas été épargné par les critiques ; les rééditions, incorporant des versions préservées du fatras orchestral qu'avaient imposé les producteurs, nous permettent toutefois de l'évaluer de façon plus raisonnable (le magnifique "The Sun", avec sa fragile descente de piano). Le quatrième album, c'est SF Sorrow, qu'on ne présente plus : fleuron du psychédélisme, il révélait chez les Pretty Things des capacités mélodiques et harmoniques insoupçonnées (là où les Stones avaient complètement sombré avec Between the Buttons et Their Satanic Majesties Request). Le cinquième album (le dernier avant le split, ou plutôt le premier split) réalise un peu la synthèse de toutes ces tendances : on y voit les Pretties renouer avec un rock parfumé de gimmick blues ; mais l'album s'ouvre et se referme sur des chansons pop, les couleurs psychédéliques n'étant pas oubliées (voir "The Rain").
Ces contrastes sont d'ailleurs reliés au projet même de l'album. Phil May explique que Parachute est né alors que les rêves et idéaux des sixties étaient en train de mourir. "Des gens quittaient la ville et partaient mener une vie purement campagnarde, pour concentrer leurs pensées...". Les Pretties étaient loin des délires de ce genre ; mais l'album reflète les hésitations de l'époque. Album conceptuel, même si la trame narrative est plus lâche que dans SF Sorrow.
La production contribue à donner une unité à l'album : partout règne la même luminosité. Parachute a été produit par Norman Smith dans le studio qui a vu les Beatles accoucher d'Abbey Road : même velouté dans le son, même raffinement qui empêche les chansons les plus rock de tomber dans l'ornière du rock FM mainstream. A ce titre, Parachute est davantage un album des sixties, qu'il referme de façon douce-amère, qu'un album des seventies. On ne louera jamais assez Norman Smith pour l'intelligence dont il a su faire preuve, pour la clarté de sa production (dont Abbey Road avait donné un premier étalon) et aussi pour ses qualités humaines : il a soutenu les projets des Pretties sans jamais faiblir, il les a laissé enregistrer à toute heure de la nuit...
Les réussites sont nombreuses. "Scene One" est à Parachute ce que "Exp" est à Axis : Bold as Love : une plage à visée essentiellement atmosphérique, même si elle comporte des paroles. C'est un condensé de l'album tout entier, qui parvient à faire tenir en deux minutes effets sonores ascendants et inquiétants (très urbains), rythmiques acoustiques, break de batterie, riff électrique, choeurs planants... Le moins surprenant n'est pas de rencontrer un piano au beau milieu de l'apex final.
Le dyptique "The Good Mr. Square" / "She Was Tall, She Was High" : magnifique pop à chanter en choeur. Les Pretties ont retenu l'intelligent mixage de SF Sorrow, avec la basse et la batterie très avant.
"In the Square" est la pièce psychédélique de l'album. La descente harmonique qu'elle propose, ponctuée par les accents troublants du sitar (quand dira-t-on que les Pretty Things ont utilisé cet instrument avec plus de pertinence que tous les autres groupes des sixties, Beatles y compris ?), ne peut pas ne pas avoir influencé Radiohead pour la composition de "Paranoid Android".
La voix de Phil May entre en scène seulement lors du cinquième titre, "The Letter" : preuve supplémentaire du dédain des Pretties pour les considérations commerciales. Chanson tendre, avec un riff de flûte (!), ou plutôt de Mellotron.
Les morceaux qui suivent sont plus durs. L'intro acoustique (avec la basse en élément lead) de "Rain" permet de faire transition avec la chanson précédente, avant que la voix de Wally Waller, dans un registre écorché, ne se déploie. Comme dans SF Sorrow, on est surpris par l'aptitude qu'ont ici les Pretties à superposer les éléments issus du rock et ceux relevant de la pop (les choeurs orgiaques). "Miss Fay Regrets" et "Cries from the Midnight Circus" font admirer les capacités de chanteur de May, dans son registre le plus écorché. La première est propulsée par un riff de guitare incendiaire (il est question d'une chanteuse en déclin : on pense à Sunset Boulevard de Billy Wilder) ; la seconde a un riff étonnant, avec basse descendante. Le riff s'alourdit progressivement, accueillant guitare distordue puis harmonica, suivant en quelque sorte les inflexions de l'atmosphère nocturne évoquée par la chanson. C'est la deuxième chanson la plus longue de l'album, mais les solos n'y sont jamais ennuyeux. Le premier solo est manifestement joué par un Hammond tellement distordu que son timbre se rapproche de celui de la voix humaine ; des accords de piano noyés d'échos résonnent, pendant que l'excellent batteur Skip Allen (qui a remplacé Twink) s'adapte avec une souplesse admirable à toute nuance mélodique. Il ne faut jamais oublier que les Pretties avaient acquis de leurs prestations scéniques légendaires une efficacité qui leur permet d'éviter constamment l'écueil de l'emphase.
"Grass" : chanson électrique comme les précédentes, mais décrite par Phil May comme un "hymne pastoral" (c'est sa chanson préférée sur l'album). A ce titre, elle hérite de la mobilité mélodique typique de la pop et culmine sur des choeurs.
"Sickle Clowns", chanson la plus longue de l'album, s'inspire de la violence de la fin du film Easy Rider : l'utopie hippie s'achève dans les flammes. Façon de montrer que le milieu rural peut être aussi violent que celui de la ville ; pour reprendre le titre de l'album, fuir son environnement ne garantit pas que le "parachute" sera sûr. A noter le caractère modal du premier solo, approprié au propos (mode de vie hippie).
"She's a Lover", amalgamant nature et corps féminin, est un morceau de rock exceptionnel, qui met en valeur les qualités de Skip Allen. A-t-on jamais vu une chanson à la fois aussi rock et aussi subtile harmoniquement parlant ? Sans doute le titre le plus "catchy" de l'album.
Les deux dernières chansons sont ce qui se rapproche le plus, ici, d'Abbey Road. "What's the Use" tout d'abord : une descente de piano modale, puis une douze-cordes "jangly", des choeurs ascendants et le refrain : "What's the Use...". Tout cela tient en moins de deux minutes. "Parachute", surtout, rappelle les Beatles : le chant en choeur, magnifique, lent, "gorgeous" (un peu comme dans "Sun King"), guitare lead lumineuse... Il y a ici une sorte de plénitude mélancolique. Piano, nappes de clavier... Une sirène ascendante conclut l'album comme un accord de piano apocalyptique concluait Sergeant Pepper's.
Aucun amateur de pop digne de ce nom ne saurait sérieusement se passer de cet album. C'est tout simplement le dernier flambeau de la pop anglaise des sixties.
Les chansons proposées en bonus tracks constituent de magnifiques additions à ce corpus pop : "Blues Serge Blues", par exemple, avec ses choeurs, son piano "chantant sur le mode mineur" et ce qu'il faut bien appeler des pizzacati de basse... Mêmes choeurs mélancoliques sur "October 26", qui fête une autre révolution que celle évoquée par le titre : la révolution manquée de ceux qui, dans les années 60, croyaient en quelque chose. "Summertime", c'est aussi de la pop, rehaussée par la guitare flamboyante de Peter Tolson (qui a remplacé avantageusement Vic Unitt après l'enregistrement de Parachute). Dans le registre rock : "Cold Stone" (avec sa belle collection de riffs) et "Stone-Hearted Mama". Wally Waller semble presque désavouer "Stone-Hearted Mama" ; on connaît pourtant peu de groupes qui ne seraient pas enchantés d'avoir à proposer un tel riff. "Circus Mind" : une des chansons les plus émouvantes des Pretty Things, où le chant de Phil, accompagné seulement par des choeurs et par la guitare réverbérée de Peter Tolson, se brise. C'est la dernière chanson que la formation historique des Pretties (celle d'avant la rupture) aura enregistrée.
Est-ce leur versatilité ? leurs cheveux longs ? leur réputation de sauvagerie ? On a du mal à comprendre ce qui a pu maintenir dans l'ombre un groupe tel que les Pretty Things. Parachute, élu album de l'année par Rolling Stone (en une année qui compta quand même After the Gold Rush, Morrison Hotel, Moondance, Layla and Other Assorted Love Songs, Bridge Over Troubled Water...), pourrait fort bien, complété par les singles proposés en bonus tracks, constituer la plus formidable collection de chansons de toute la décade 70.
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D.B.