Les feels de Brian Wilson

Publié le 21/07/08

Je suis tombé sur un article intitulé « The Puzzle of Brian Wilson’s SMILE » qui m’a beaucoup intéressé. Il y est question des « feels » (ainsi que Brian les avait nommés dans une interview), ces fragments que Brian composait au piano, essentiellement en 66.

La première vérité, c’est que ces « feels » sont harmoniquement fuyants. Brian Wilson, nourri dès sa jeunesse par les harmonies savantes de Burt Bacharach, évite presque consciencieusement la tonique (le premier degré de la gamme). De là peut-être l’impression d’apesanteur qui émanait déjà de Pet Sounds (ça joint à la lenteur des chansons, « Wouldn’t it be Nice » faisant exception).

Un bel exemple : « Don’t Talk (Put Your Head on my Shoulder) ». Le rédacteur de l’article cité, Rob C. Wegman, a tout à fait raison de dire que l’accord de tonique n’est jamais atteint (si ce n’est une fois, à la toute fin du refrain, sous une forme 6/4 qu’on appelle renversée, ce qui n’apporte aucune impression de résolution). Il se trompe cependant dans le chiffrage des accords du couplet : il faut considérer ici que la tonique est Sib, la tonalité modulant ensuite sous l’effet des chromatismes.

La même pratique se retrouve dans Smile : « Cabinessence » en est un bon exemple. La tonique n’est touchée que lors du refrain, qui est harmoniquement d’une simplicité presque outrancière (avec deux accords). On remarquera en passant que cette dichotomie entre couplets et refrain se retrouve dans d’autres chansons de l’époque, en particulier dans « Heroes and Villains », « Good Vibrations » semblant en avoir marqué la naissance (cette chanson fait décidément transition entre Pet Sounds, dont elle a la simplicité de mots - on retrouve le jeu de mots « close » / « closer » - et les structures fragmentaires de Smile). Tout se passe comme si Brian Wilson ne voulait pas choisir entre la sophistication de la pop et l’allégresse du rock primal - qu’il avait célébrée, ainsi que le mode de vie californien, dans les premières années des Beach Boys.

Deuxième vérité soulignée dans cet article : le fait que le mixage et les arrangements estompent bien souvent la structure harmonique pour mettre en avant les contre-chants ou les contrepoints instrumentaux. C’est cet obscurcissement qui donne aux arrangements de Brian leur clarté paradoxale. Une belle leçon... Les lignes de basse très mobiles contribuent à laisser dans l’ombre la basse des accords et donc les accords eux-mêmes.

Troisième et dernière vérité : le fait que Brian ait poussé sa logique du fragment à un point extrême, pathologique, pour Smile. J’ai souvenir d’avoir été très surpris, quand j’ai entendu pour la première fois le refrain de « Heroes and Villains ». Il y avait, dans la simplicité harmonique du refrain (des oscillations entre deux accords) compensée par l’espèce de pointillisme à l’œuvre dans les chœurs, quelque chose de quasiment pathologique. Je viens de le réécouter et cette tapisserie de notes me fascine toujours autant...

Si la matière travaillée par Brian Wilson, à l’époque de Brian Wilson, s’est réduite au fragment (alors que les chansons de Pet Sounds restaient encore compactes : penser à « God Only Knows »), c’est parce qu’un refus extrême de la tonique produit nécessairement du non-fini. Soyons honnêtes : ce qu’observe Rob C. Wegman, c’est un phénomène récurrent dans la musique de Brian, mais pas systématique. En cherchant bien, on trouvera évidemment des toniques. Néanmoins la tendance est là ; elle est très forte et participe d’un phénomène plus général : Brian n’aime pas conclure. Il faut se rappeler que plusieurs de ses chansons de la grande époque se terminent de la même façon : par un motif clos sur lui-même et répété. Exemples : « Don’t Talk », « God Only Knows », plus tard « ‘Til I Die »...

Les choix qui s’offrent à celui fuyant la résolution d’un fragment musical sont les suivants :

1) Interrompre un fragment pour l’enchaîner à un autre. C’est ce que fait Brian dans plusieurs chansons de Smile. Le refrain de « Cabinessence » (qui apporte la tonique tant attendue) intervient brutalement et est de nature très différente du couplet. Même constat pour la deuxième section de « Wind Chimes », où la basse (même motif) apporte néanmoins un élément de continuité. Apparaît alors une autre caractéristique de Smile : ses fragments se répondent parfois, en ayant un ou deux éléments communs, constituant au final un gigantesque jeu de construction.

2) Interrompre brutalement un fragment, en donnant à la chanson qui suit une fonction résolutive. « Roll Plymouth Rock » s’achève de façon insatisfaisante ; c’est « Banyard » qui vient en quelque sorte lui apporter une tonique résolutive.

3) Répéter un fragment à l’infini (ou presque). « Barnyard », dont on vient de parler, est d’une anormale simplicité, avec ses deux accords répétés, auxquels seul le passage à la plage suivante met un terme. Les extraits les plus courts de Smile qui ont été retenus pour Smiley Smile ou qui ont été composés à la même époque ont presque tous cette caractéristique : ils se constituent d’une cellule de deux ou trois accords répétés obsessionnellement, et n’ayant pas de fin (un fade out vient conclure la chanson). C’est la raison pour laquelle je pense que Smiley Smile n’est pas aussi mauvais qu’on a bien voulu le dire. Des morceaux (je préfère décidément les appeler ainsi plutôt que d’employer le terme de « chanson ») comme « Getting Hungry » et surtout « Whistle in » peuvent être très troublants...

Le corollaire de cette pratique : lors de l’élaboration fiévreuse de Smile, avant que la dépression ne ruine en lui toute ambition, Brian Wilson avait renoncé à l’idée de chanson (la chanson traditionnelle, avec son couplet et son refrain aussi soudés que possible). On l’imagine répétant de façon lancinante, sur le piano qu’il avait installé dans son bac à sable, ses « feels »... Que Brian les ait qualifiés de « rythmiques » n’est d’ailleurs peut-être pas aussi aberrant que le pense Wegman : nous n’avons pas affaire à des riffs, certes, mais néanmoins à quelque chose d’ « extrêmement rythmique » au sens que lui donnait Verlaine. Qu’on pense au motif « Bicycle Rider » joué sur une boîte à musique, à « Fire », au travail sur les timbales...

Il est assez touchant de songer que cette fragmentation de la forme puisse être en rapport avec une fragmentation de l’esprit. Le poète Georg Trakl évoquait fin 1913 un « monde qui se brise » (« entzweibricht ») ; peu de temps après apparaissaient des poèmes à l’écriture très fragmentaire et heurtée (les hymnes « Abenland » et « Passion », sans même parler des derniers poèmes). Robert Walser, diagnostiqué schizophrène, écrivit pendant des années, avant de mourir, des fragments rédigés dans une écriture minuscule et très difficilement déchiffrable...

                      D.B.
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