Smile et l'Americana

Publié le 22/06/08

Beaucoup d'images d'Amérique en tête après avoir relu l'Absalon, Absalon ! de Faulkner : les grands espaces (ceux des westerns de Walsh), les espaces restreints propices, a contrario, à l'introspection (comme la cabane où Townes van Zandt passa une partie de son temps)... Ca m'a rappelé que celui qui avait mythifié l'histoire de l'Amérique avec le plus de démesure, c'était peut-être bien Brian Wilson dans son Smile.

Brian voulait que son nouvel opus soit spécifiquement américain (Pet Sounds se ressentant en partie de la compétition entamée avec les Beatles). De fait, ce qui constitue l'actuelle première partie de Smile est une compilation des images les plus belles (et parfois les plus naïves) de l'Americana : l'exode initiatique ("Heroes and villains"), la culture de la terre ("Barnyard"), la construction des chemins de fer ("Cabin Essence")...

L'ambition démesurée de Wilson ne pouvait être accomplie que par une simplification de l'histoire américaine : autrement dit par une abstraction. C'est peu dire, justement, que les paroles de Van Dyke Parks sont abstraites... Ce que la vapeur apporte aux îles Hawaii, dans ce grand voyage de côte à côte qu'est "Roll Plymouth Rock", c'est la "structure sociale"...

La caractère très imagé de ces paroles concourt pour une part non négligeable à la réussite de Smile : il y a mimétisme entre la musique fragmentée, "modulaire" (pour reprendre le terme de Brian), et les paroles, avec leur point de vue sans cesse changeant. L'ubiquité est celle dont se prévaut le héros jaggerien de "Sympathy for the Devil", mais à un degré bien plus irréaliste.

A propos de cette fragmentation, il me paraît utile de rappeler que lors de l'abandon de Smile, au printemps 67, plusieurs morceaux avaient encore une structure incertaine. Le seul "Heroes and Villains" avait connu des dizaines de mixages différents : Brian lui a a d'abord adjoint le segment "Bicycle Rider", initialement prévu pour "Do You Like Worms", puis a élaboré le segment dit "Cantina", a créé maints petits fragments finalement rejetés (et dont certains, comme "Whistle in", échoueront sur Smiley Smile)... Smile a complètement dissous les frontières entre chansons pour les fondre dans un ensemble kaléidoscopique et sans cesse mouvant.

Le fait que des fragments de la culture américaine aient été inclus dans Smile (au prix parfois d'altérations de leur caractère : ainsi "You Are My Sunshine" prend un tour particulièrement mélancolique) a été rattaché par certains à un flashback de LSD au cours duquel Brian Wilson avait vu les titres des livres qu'il consultait dans une bibliothèque s'affaissaient peu à peu, se fondaient l'un dans l'autre... La fin de "You Are My Sunshine", où tout l'orchestre est la proie d'un glissando, pourrait décrire musicalement ce phénomène. (L'inclusion de "You Are My Sunshine" me rappelle personnellement le film O'Brother qui, comme Smile, constitue une sorte d'épopée initiatique à travers les USA.)

Le segment "Bicycle Rider" est capital dans l'articulation de Smile : c'est lui qui place l'ensemble de l'oeuvre sous le signe de l'innocence perdue (thème cher à Brian, puisqu'il l'avait déjà effleuré avec Pet Sounds). Il annonce le passage de la phylogenèse de la première partie à l'ontogenèse de la seconde (celle consacrée à l'enfance).

Cette seconde partie est évidemment à mettre en rapport avec l'enfance difficile de Brian, marquée par ses rapports avec un père violent et tyrannique. La biographie de Brian rappelle qu'en décembre 65, à la suite de l'ingestion d'une forte dose de LSD, il s'était vu pris dans les flammes, régressant, retournant peu à peu en enfance... La citation de Wordsworth, "Child is Father of the Man", procède sans doute de ce trip voire du suivant : une autre prise de LSD, près du lac Arrowhead (jadis haut lieu de la culture indienne), en avril 66, avait en effet été l'occasion d'une "ultimate religious experience" dont Brian parlerait plus tard. Ce trip-ci semble avoir été traversé de visions de pluie et d'eau...

La dernière et ultime partie de Smile était en germe dans ces hallucinations : le feu et l'eau. Brian s'intéressait à l'époque au bouddhisme zen, à la disparition de l'ego (à la fin de son trip régressif, il n'existait plus : "And then, finally, I was gone. I didn't exist."), à la fusion avec les éléments. Logiquement, le voyage se conclut à Hawaii, qu'on peut relier aux trois thèmes de l'oeuvre :
- conclusion du voyage d'est en ouest à travers les Etats-Unis
- lieu associé, dans la Californie de l'époque, au bouddhisme et à la méditation (voir, pour en être convaincu, la trajectoire de Merrel Fankhauser)
- aboutissement du parcours initiatique ; ce n'est que par la disparition de l'ego (Harrison : "I Me Mine") que l'oubli des souillures et la réconciliation peuvent advenir.

                      D.B.
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